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Vietnam, Jaraï, les sacrifiés de l’or blanc

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Vietnam, Jaraï, les sacrifiés de l’or blanc Empty Vietnam, Jaraï, les sacrifiés de l’or blanc

Message  thanaka Lun 2 Nov 2009 - 8:16

Vietnam, Jaraï, les sacrifiés de l’or blanc Jaraii10

Dans un Vietnam libéral en quête de nouvelles richesses, les Jaraï subissent, impuissants, la colonisation de leurs terres ancestrales. Reportage auprès d’un peuple au mode de vie en passe de disparaître.

Au petit jour, l’alignement de troncs évoque une photo en noir et blanc aux contrastes marqués, à la géométrie parfaitement étudiée. Une photo d’architecte. Lignes noires verticales des hévéas, lignes claires entre chacun et au loin, dans le flou et la brume, des ombres imprécises qui s’avancent, gouge en main, pour recueillir le précieux or blanc.

L’image, bien que fugace, est d’une belle intensité. "Rubber tree, rubber tree" ("Arbre à caoutchouc"), hurle Aong pour couvrir le bruit de la moto qui fonce sur la route balayée de pluie. "But it was the jungle before", ajoute le Jaraï sur le même ton, "a long time ago..."

La jungle? Impossible. Sur des kilomètres tout au long de la route, comme sur une vieille bobine, c’est invariablement la même image qui se répète, à une ou deux nuances près. Parfois les plantations d’hévéas le cèdent aux plantations de café ou d’anacardier. Mais la jungle, ici, avant, difficile de le croire.

La fin d’une culture

Trente ans auront pourtant suffi pour que cette "forêt aux mille génies" fasse les frais de sa fertilité et se réduise comme peau de chagrin. "Cela a commencé après la réunification du pays, en 1975", explique Mathieu Guérin, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Caen et spécialiste de la culture jaraï.



Mais ce phénomène de passage de la culture vivrière des Jaraï à une agriculture pérenne et commerciale a pris une ampleur telle que les Jaraï se trouvent aujourd’hui dans une situation alarmante: "Face aux spoliations massives de terres, les Jaraï se contentaient jusqu’il y a peu de reculer dans la forêt. Mais il n’y a presque plus de forêt et ils sont maintenant pris au piège, sans autre choix que la résignation, l’assimilation à la culture dominante des Kinh [l’ethnie majoritaire au Vietnam, NDLR] ou une lutte impuissante."

Or c’est bien de la fin d’une culture dont il s’agit. Il n’y a pas si longtemps, les Jaraï chassaient le tigre tueur dans cette jungle, pêchaient, cueillaient, pratiquaient l’essartage, c’est-à-dire la culture du riz sur brûlis… Bref, les Jaraï vivaient. Plus encore, comme en témoignent les nombreux écrits du missionnaire-ethnologue Jacques Dournes, les Jaraï avaient développé avec "leur jungle" un rapport spirituel ténu, lui aussi incontestablement en voie de disparition.

"Imaginez qu’en l’espace de trente ans vous voyiez sous vos yeux toute votre culture se désagréger, explique Mathieu Guérin. C’est ce qui est en train de se produire avec les Jaraï. S’ils ne s’adaptent pas au mode de vie des Kinh et s’ils refusent de se sédentariser, ils sont tout simplement condamnés. En conclusion, nous assistons ni plus ni moins à la mise en œuvre d’un ethnocide."

Raréfaction des terres

Les choses ont commencé à mal tourner à partir des années 90. Le doi moi, le boom du café, de nouvelles lois foncières… voilà les causes essentielles des malheurs des Jaraï. À partir du doi moi, les Kinh ont réalisé l’importance de la terre et la richesse de celles, encore peu exploitées, des Hauts-Plateaux. Certaines semblaient même "inoccupées", alors chacun s’est servi comme il a pu, pourrait-on dire sans trop forcer le trait.

Mais la loi foncière de juillet 1993 n’a pas non plus été des plus favorables aux minorités. Par cette loi, l’État redonnait officiellement leurs terres aux paysans mais en demeurait administrateur. En réalité, il ne faisait qu’allouer un droit d’usage dont la durée variait selon la culture pratiquée, annuelle ou pérenne. Or les Jaraï sont, depuis toujours, adeptes d’une culture vivrière, itinérante qui plus est, et la majorité d’entre eux se trouve dans l’incapacité de produire le moindre papier à même de prouver leurs droits sur les terres en question… Beaucoup de spoliations ont commencé ainsi.

Parallèlement, voilà qu’en quelques années les plantations de café des Hauts-Plateaux du Centre ont hissé le Vietnam au deuxième rang des exportateurs mondiaux, la culture de l’hévéa représentant quant à elle un chiffre d’affaires annuel de plus de 15 milliards de dongs (environ 700 millions d’euros). "Le café est devenu l’or noir, l’hévéa, l’or blanc, et une immigration plus spontanée s’est alors organisée", résume sobrement Mathieu Guérin.

Aujourd’hui, dans la seule ville de Pleiku, le chef-lieu de la province, on compte à peu près 40 000 Jaraï pour plus de 200 000 Vietnamiens kinh. À titre de comparaison, les "montagnards" représentaient 93% de la population des Hauts-Plateaux peu avant la Seconde Guerre mondiale.

Mais dans cette ville montagne-russe que dominent de hauts immeubles de béton et, sur le plan strictement sonore, la pagaille pétaradante et habituelle des motocyclettes, les Jaraï se sont regroupés (on pourrait dire "réfugiés") dans des baraquements de bois et de tôle au sol de terre battue. Se dégage de cette espèce de bidonville une impression de laideur oppressante que seuls subliment les rires d’un groupe d’enfants jouant quelque part.

Manifestations et rêves en peau de chagrin

"Voyez où se retrouvent nos familles, comptez les arbres par ici", fait observer Aong en riant. En effet, l’habitat traditionnel jaraï observé dans les villages de la région ferait figure de mirage ici, et la forêt semble décidément bien loin.
À l’intérieur de ces baraques, c’est sombre, sale, dénudé et la décoration s’en tient à de discrets portraits de Hô Chi Minh qui le disputent à des images de Sainte Vierge ou de Christ en croix.

Dans l’une de ces maisons, au fond d’une gamelle bosselée, les restes d’un repas attirent l’attention: une portion frugale de riz, trois épis de maïs, c’est tout. "Les restes du déjeuner", indique Aong qui vient de demander confirmation à la mère de famille. "Ils serviront aussi pour le dîner."

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les conditions de vie des Jaraï n’ont pas particulièrement évolué du fait de l’enrichissement – incontestable – de la région. Les foyers qui reçoivent l’électricité sont rares et ceux équipés de télévision plus encore. Finalement, les intérieurs des Jaraï ressemblent à leurs rêves: minimalistes. Un seul les anime en réalité: qu’on leur rende leurs terres ancestrales.

Cela, et la possibilité de pratiquer librement leur religion comme la constitution du Vietnam les y autorise. L’autonomie? "Certains la souhaitent, c’est vrai, convient Aong, mais c’est une autre histoire."

Face à un tel dénuement et à des situations souvent tendues, un rien suffit à faire naître les troubles: une nouvelle confiscation de terres, le rachat à très bas prix d’un terrain par des industriels… Et bien que les excès constatés à l’occasion des soulèvements de 2001 et de la répression violente qui y avait fait suite appartiennent désormais au passé, les manifestations sont quasi hebdomadaires à Pleiku.

La culture ou la bourse

Après plusieurs heures de cheminement sur un sentier taillé pour des Lilliputiens et que l’orage de la nuit précédente a métamorphosé en éponge, enfin voici la clairière. La messe, célébrée dans un hangar un brin piteux que protège une armée d’hévéas au garde-à-vous, s’achève. Quoique contredite par un soleil encore joueur, la nuit commence à tomber. Instant surréaliste.

N’étaient les costumes bariolés des Jaraï, on croirait voir réinventée la sortie d’une messe de gros bourg de province français du siècle dernier. On imagine les discussions, animées, se poursuivre au bar du coin et les familles commencer à se rassembler. Les aînés sont missionnés: à charge pour eux de rassembler les plus jeunes – qui jouent à se poursuivre entre les hévéas. Leur foi mise à part (en réalité la plupart des "montagnards" sont chrétiens), ces paroissiens ont bien quelque chose de particulier: les hévéas qui nous entourent leur appartiennent en propre. Bien malin celui qui saura dire si ces Jaraï-là – économiquement saufs mais sédentarisés – ont "réussi" ou "perdu".

Aux yeux de la communauté, ils demeurent un exemple. À suivre ou pas, c’est un autre débat. Les faits sont là: certains parviennent à "faire avec" le système. Pas d’emballement tout de même. Si les chiffres officiels avancent que 8 000 ouvriers sur les 20 000 qu’emploie l’industrie de l’hévéa dans la province de Gia Lai sont issus des minorités "montagnardes", Aong et ses amis sourient: "Ce sont des chiffres gonflés pour faire croire en la bonne volonté des Kinh… Il n’y a pas autant d’ouvriers jaraï employés dans l’industrie de l’hévéa, cela se saurait."

Grands frères et petits frères

Bien au fait de la politique générale du Vietnam à l’égard de ses 54 minorités ethniques, Mathieu Guérin n’hésite pas à affirmer de son côté que cette "bonne volonté" existe bel et bien: "Elle relève d’un schéma de pensée qui renvoie à Staline, lorsque celui-ci affirmait que 'les Russes doivent aider les autres minorités à progresser'."

Pour les Vietnamiens, il faut aider les "montagnards" à se civiliser pour leur propre bien. Un phénomène d’autant plus marqué par le rapport de grand frère à petit frère voulu par le confucianisme, mais qui semble ironique au regard de l’histoire récente du pays.
En résumé, si pour la plupart des Vietnamiens l’"aide" aux Jaraï est surtout économique, certains ont compris qu’elle devait avant tout être concentrée sur l’éducation et la préservation de leurs traditions – avec ce risque cependant latent de voir les Hautes-Terres transformées en réserve d’Indiens où afflueraient des charters de touristes.

Mais qu’importent la paupérisation et le dénuement économique, la jeune génération a compris la leçon de ses aînés. Un temps intimidés par l’attitude dominante des Kinh, les Jaraï se sont rappelé qu’il y a un siècle encore, les souverains de la cour impériale de Hué prêtaient allégeance aux potaos ("rois") jaraï. Ils ont compris qu’ils étaient un grand peuple et que leurs valeurs méritaient d’être défendues.

Source - cet article est paru dans le numéro 157 de la revue Enfants du Mékong Magazine
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