Indonésie - Le baiser éternel de l'aiguille

Le tatouage des lèvres fait fureur dans les villes indonésiennes. Ce maquillage permanent séduit les femmes de tous âges et même des hommes. Mais, réalisé avec des encres qui contiennent des substances dangereuses pour la santé, il est déconseillé par les médecins, prévient Tempo.

Auparavant, les lèvres de Dona Irama, 24 ans, étaient maladivement pâles. Cette jeune employée dans une agence de photos à Jakarta en avait assez de devoir emporter son rouge à lèvres partout avec elle pour avoir les lèvres impeccables. C’est ce qui l’a poussée lundi dernier à se rendre chez Ali Tattoo, un studio de tatouage dans le centre commercial de Mangga Dua, au centre de Jakarta. “Pour que mes lèvres soient éternellement rouges”, dit-elle tout excitée dans la salle d’attente. Sur les murs du studio sont affichées des photos de lèvres de diverses couleurs. Un film est même diffusé sur un écran, montrant le processus de tatouage des lèvres et des sourcils.
Dona entre dans la salle du praticien et s’allonge sur un divan. Ali, le propriétaire du salon, enduit ses lèvres d’un anesthésiant local à l’aide d’un coton-tige. Puis, entre ses mains agiles, la pointe de l’aiguille commence à peindre les lèvres d’un rouge clair, comme un enfant son cahier de coloriage. Dona n’esquisse pas l’ombre d’une grimace. Une demi-heure plus tard, ses lèvres sont d’un rouge éclatant, bien qu’un peu gonflées. Dans deux semaines, elle reviendra pour une retouche de la “broderie” de ses lèvres. Le tatouage est garanti entre trois et cinq ans. “D’ici là, plus besoin d’utiliser de rouge à lèvres, juste un peu de poudre”, s’écrie-t-elle, ravie.
Dona n’est pas la seule à confier ses lèvres au “baiser” de l’aiguille. Nombreuses sont celles qui veulent avoir des lèvres éternellement écarlates. En dehors de l’aspect pratique, le tatouage des lèvres est aussi sexy. Il ne fait pas que colorer les lèvres, il affermit aussi leurs lignes ou les rend symétriques. La technique est la même que pour les tatouages sur les autres parties du corps, sauf que le tatouage des lèvres est moins profond : “Jusqu’à la deuxième couche de peau seulement”, explique Ali, qui a appris sur le tas le tatouage esthétique. Après avoir tatoué pendant dix-sept ans les bras, jambes, torse et dos de ses clients, la routine et l’ennui sont venus. Une de ses amies lui a demandé d’essayer de lui tatouer les lèvres. Il y est parvenu mais avec une encre ordinaire, difficile à effacer. Il s’est alors mis en quête d’encres non permanentes qu’il a trouvées à Singapour. Ces encres spéciales sont fabriquées généralement à partir de pollen de lis. Depuis, il a ouvert plusieurs salons, non seulement à Jakarta, mais aussi à Pontianak [sur l’île de Bornéo], sa ville natale, et jusqu’à Singapour.
Si la cliente se lasse, elle peut demander à changer de couleur. Il suffit pour cela d’enduire ses lèvres d’une encre blanche, puis de les colorier à nouveau avec une teinte de son choix : rose, rouge-marron, rouge vif ou orange. Les règles d’hygiène sont les mêmes que pour les tatouages classiques : les aiguilles et le pot d’encre ne sont utilisés qu’une seule fois. Susiana, gérante de l’Ida Salon & Spa à Bandung [à Java], exige même de ses clientes souffrant du diabète une lettre de leur médecin traitant, “pour des raisons de sécurité médicale”, précise-t-elle.
Dans son salon, la demande de tatouage de lèvres et de sourcils est importante : trente à cinquante personnes par mois. 90 % sont des femmes âgées de 20 à 75 ans – les grands-mères de 75 ans viennent se faire tatouer les sourcils, pas les lèvres. Ces clientes sont de divers milieux : étudiantes, femmes au foyer, chefs d’entreprise, artistes et mannequins. Susiana voit aussi des hommes d’âge mûr, 40 ans et plus. Il y a encore les clients accros à la cigarette. Le tatouage transforme leurs lèvres noircies par la nicotine en des lèvres d’un rouge vif et sain. Après le tatouage, il est interdit de fumer et de manger pimenté pendant sept heures. Un contrôle est effectué deux semaines plus tard.
Mais comment cette mode est-elle perçue par les praticiens de la santé ? Selon Hardi Siswo Sudjana, chirurgien esthétique à l’hôpital Hasan Sadikin de Bandung, dans le monde médical le tatouage des lèvres est une pratique interdite car dangereuse pour la santé. En effet, les encres utilisées contiennent des substances cancérigènes dont l’effet ne se fait sentir que dix ou vingt ans plus tard. Si l’on veut peindre ses lèvres, “mieux vaut utiliser du rouge à lèvres”, explique le chirurgien. Et si l’on désire les amincir ou les embellir, on peut se faire opérer pour réduire une partie de la masse musculaire. A l’inverse, si l’on veut des lèvres plus charnues et sensuelles, on peut se faire poser des implants en toute sécurité…

Repères

Face au succès croissant du tatouage, la France a introduit une réglementation sur le sujet en 2008. Les tatoueurs doivent avoir été formés aux règles d’hygiène et déclarer leur activité à la préfecture. Ils sont tenus d’informer leurs clients des risques auxquels ils s’exposent. Les conditions d’hygiène ont été rendues plus strictes. Tout le matériel utilisé doit être à usage unique et être jeté, et les déchets issus du tatouage (encres, seringues, aiguilles) sont considérés comme des déchets de

soins à risques infectieux. Le tatouage est plus répandu aux Etats-Unis qu’en France : en 2010, 40 millions de personnes seraient tatouées aux Etats-Unis, soit 16 % de la population, contre 10 % en France. Historiquement, le tatouage est très ancien. Des momies égyptiennes datant de 2000 ans av. J.-C. tout comme la dépouille gelée d’un homme retrouvé dans les Alpes et remontant à 3500 ans av. J.-C. étaient tatouées.

http://www.courrierinternational.com/article/2011/11/21/le-baiser-eternel-de-l-aiguille