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Aung San Suu Kyi et l'automne birman

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Aung San Suu Kyi et l'automne birman Empty Aung San Suu Kyi et l'automne birman

Message  Admin Mer 20 Juin 2012 - 18:07

Le 16 juin, après plus de vingt ans, Daw Aung San Suu Kyi, leader iconique du mouvement démocratique birman, libérée depuis fin 2010 de sa résidence surveillée, a pu se rendre à Oslo pour recevoir le Prix Nobel de la Paix qui lui avait été décerné en 1991. Son discours d'acceptation met en exergue les éléments qui font de cette femme courageuse un symbole fort de la lutte de son peuple pour les libertés. Tout d'abord, des références très personnelles à sa famille nous font comprendre pourquoi beaucoup de birmans l'appellent "Mère Suu" : elle est la fille du père de la Birmanie indépendante, le Général Aung San, assassiné en 1947. Ensuite, sa foi bouddhiste inébranlable qui inspire sa philosophie politique : dans son recueil d'articles, Se Libérer de la Peur, elle décrit en 1991 les dix vertus d'un dirigeant/guide bienveillant. Enfin, en réclamant la libération des derniers prisonniers politiques dans son pays, elle a souligné l'universalité des droits de l'homme et la dimension internationale de sa cause. En revanche, ce qui n'est pas mis en évidence dans son discours ce sont ses qualités de fine stratège politique, chef du parti de l'opposition en Birmanie / Myanmar.
Avec sa visite en Europe, la personnalisation de son combat politique est à son apogée, notamment avec le concert "Electric Burma" à Dublin le 18 juin organisé en son honneur par Bono, rocker vieillissant du groupe U2. Pourtant, la "peopolisation" qui accompagne sa tournée européenne et qui donne l'image d'un mélange de Madonna, de John F. Kennedy et de Gandhi, n'est pas seulement réductrice, pire encore, elle nuit à l'appréciation lucide des transformations en cours en Birmanie et de leur défis. En effet, si on en croit certains medias, il y aurait un parfum de "printemps birman" dans l'air à Rangoon. Mais est-ce bien le cas ? Ou assiste-t-on plutôt, non pas à la fin mais à l'automne d'un régime, à sa mutation et au commencement d'une transition lente, on l'espère, vers une démocratie libérale ? Ma présence en Birmanie au moment des élections partielles du 1er avril 2012 me conduit vers la seconde interprétation car le sentiment prédominant, mis à part pour les militants du parti de Suu Kyi, la Ligue nationale pour la Démocratie (NLD), n'est pas celui de l'euphorie, mais celui du soulagement.

Pour la majorité de la population, une situation bloquée depuis plus de vingt ans semble, enfin, évoluer dans le bons sens. Les Birmans, d'ethnie burmah, n'ont plus peur de l'armée, et comme Suu Kyi l'écrit dans Se libérer de la peur, ..."quand il n'y a plus de peur, tout devient possible". Demain ne sera sans doute pas un paradis, mais il sera mieux qu'aujourd'hui. Pour autant, chez les minorités ethniques des zones frontalières, l'oppression des militaires continue.

Ces élections partielles ont vu Aung San Suu Kyi et quarante-deux autres membres du National League for Democracy (NLD) entrer à la chambre basse (Pythu Hluttaw) du Parlement birman, une assemblée créée par l'ancien régime militaire en 2010 et constituée après les élections législatives boycottées à l'époque par la NLD. Les députés de la NLD forment dorénavant un petit groupe d'opposition dans cette chambre de 440 sièges, dont 110 (25%) sont réservés aux militaires.

Toutefois, accompagnées de la libéralisation des medias et de l'ouverture économique, ces élections marquent un tournant dans le long processus de transition démocratique qui est en cours, car elles se sont déroulées librement et ont pu bénéficier d'une couverture médiatique pluraliste. Néanmoins, la portée des élections partielles a bien été soulignée dans la une du Mynamar Times du 2 avril 2012 : "en route vers 2015". Suu Kyi a dû faire elle-même campagne dans l'ensemble des circonscriptions, attirant des foules enthousiastes désireuses de voir "Mère Suu", leur idole qui a tout sacrifié pour son peuple.

Bien que la focalisation sur sa personne et son combat soit compréhensible, elle présente cependant deux inconvénients. D'une part, à l'aube de la transformation birmane, elle élude le rôle d'autres acteurs au sein d'un mouvement d'opposition hétérogène mais également et surtout, au sein d'un gouvernement d'anciens militaires qui détient le pouvoir depuis les élections législatives d'octobre 2010, nous y reviendrons. D'autre part, se concentrer exclusivement sur la situation birmane empêche d'appréhender l'expérience des pays voisins en Asie du Sud-est, expérience qui pourtant peut nous éclairer sur la viabilité de la démocratisation en cours. En effet, depuis leur indépendance, et dans le cas de la Thaïlande depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, les pays de l'Asie du Sud-est sont globalement confrontés à trois défis politiques. Tout d'abord, trouver des voies et des moyens pour maintenir et renforcer l'unité nationale dans des sociétés multi-ethniques et multi-religieuses.

Deuxièmement, faire évoluer les modèles de gouvernance vers plus de démocratie dans des nations hétérogènes où le patronage et les modèles autoritaires ou semi-autoritaires se sont avérés jusqu'à présent les plus durables. Enfin, encourager l'armée à se retirer de la vie politique ou, du moins, limiter son rôle en lui assurant privilèges et prestige. Ces trois défis sont plus ou moins présents dans les dix pays de l'ASEAN. Mis à part peut-être les petits états de Singapour et Brunei, c'est en Birmanie qu'ils se présentent avec le plus d'acuité.

Traditionnellement en Birmanie, pays très imprégné par le bouddhisme et par une conception assez rigide du rôle des femmes, il y a deux visions du pouvoir. La première, ana, implique la puissance coercitive et la force, elle justifie, du moins aux yeux des militaires, le rôle de ces derniers comme garant de l'unité nationale et de l'indépendance. La deuxième, awza, peut être traduite par influence, autorité morale et pouvoir charismatique.

Ce qui manque dans ce schéma c'est la notion wébérienne de pouvoir bureaucratique légal, rationnel et impersonnel. Au contraire, en Birmanie, le pouvoir reste personnel et sa conquête est un jeu à somme nulle. Après son retour à Rangoon en 1989, Aung San Suu Kyi s'est vue accorder le statut de minlaung, "roi imminent" qui dans la culture politique birmane est celui qui va renverser une monarchie tyrannique pour restaurer un règne bienveillant basé sur les principes bouddhistes.

Dans la conjoncture birmane actuelle, l'ancienne junte a opéré sa propre mutation. L'exdictateur Than Shwe s'est retiré pour une vie monastique laissant place à un régime "civil" avec ses anciens camarades au pouvoir. L'actuel président Thien Sein, ancien général tel Kim Nyunt précédant réformateur, issu des Services de Renseignements, est l'architecte principal des réformes en cours. Lui et son épouse, ont pu établir avec Aung San Suu Kyi, une relation de confiance. Mais, cette personnalisation des rapports de forces est également la raison de sa fragilité. Comment expliquer cette relation d'interdépendance ? Le Président a besoin d'Aung San Suu Kyi : elle seule est en mesure d'assurer la réintégration de cette nation paria dans la communauté internationale et, ainsi, lui permettre de prendre du lest par rapport à son voisin chinois, encombrant et impopulaire. C'est elle qui détient la clé pour la levée des sanctions et pour encourager la venue des investisseurs occidentaux.

Par ailleurs, en amenant les modérés de l'opposition vers une alliance de facto, elle permet au Président de faire face à la fronde des "durs" au sein de l'armée, inquiets du déclin de leur influence. En dernier lieu, Aung San Suu Kyi symbolise l'esprit de Panglong, l'accord interethnique pour un état fédéral orchestré par son père en février 1947 qui garantit la réconciliation et l'unité nationale. Les régimes militaires n'ont jamais su gagner la confiance des minorités ethniques dans les zones périphériques et l'opposition birmane se trouve désormais impliquée dans des négociations avec ces groupes.

Pour sa part, Aung San Suu Kyi et son parti doivent s'allier aux anciens militaires réformistes afin de devenir un acteur légitime face à l'armée et d'écarter la menace d'un contrecoup des "durs". Dans l'immédiat, la libération des derniers prisonniers politiques dépend de la modération de l'opposition. Mais à moyen terme, l'opposition a besoin du régime pour mettre en place les réformes vitales préalables et les changements constitutionnels nécessaires afin que la NLD puisse prendre le pouvoir en 2015 par les urnes et dans de bonnes conditions.

Aung San Suu Kyi, aussi bien lors de son discours devant le Forum économique mondial à Bangkok le 1er juin, qu'à celui devant l'Organisation internationale du Travail le 14 juin à Genève et à Oslo deux jours plus tard, a beaucoup insisté sur l'établissement d'un Etat de droit comme une condition sine qua non à tout progrès politique, économique et social. Aung San Suu Kyi et Thein Sein ont besoin l'un de l'autre pour mener à bien ce vaste chantier.

Pour conclure, cette obsession pour Aung San Suu Kyi ne rend service ni à elle ni à son mouvement politique. Faire reposer sur ses épaules des responsabilités qu'un leader seul, a fortiori dans l'opposition, n'est en aucun cas en mesure d'assumer malgré ses qualités exceptionnelles, donne l'impression de vouloir imposer le leurre d'un messie qui du jour au lendemain pourrait résoudre les problèmes profondément enracinés dans le pays. En tant que chef de l'opposition, elle doit mener simultanément deux combats.

Tout d'abord, au cours des trois prochaines années, elle devra coopérer avec les réformateurs au sein du gouvernement actuel et de l'armée pour promouvoir la réconciliation nationale. Notamment, introduire des changements constitutionnels destinés à diminuer le poids de l'armée dans la vie politique du pays et mettre en place, par un processus de dialogue, une structure fédérale potentiellement démocratique, apte à satisfaire les exigences d'une nation multiethnique et multi-religieuse. En même temps, elle devra renforcer son parti, former des cadres et préparer des successeurs afin que la NLD soit prête à prendre le pouvoir démocratiquement en 2015.

A deux occasions, en 1960-1962 et en 1988-1990, les tentatives d'une transition d'un régime militaire à un régime proprement civil ont avorté en Birmanie. Ceci devrait nous rendre à la fois prudent sur l'avenir du pays, mais devrait également inciter la communauté internationale à soutenir les acteurs de cette transition avec une force et une détermination d'autant plus accrues.


David Camroux, maître de conférences des universités à Sciences Po, rattaché au CERI

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