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Cambodge, une histoire française

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Cambodge, une histoire française   Empty Cambodge, une histoire française

Message  Admin Mer 24 Aoû 2011 - 6:38

La promenade que propose Patrick Deville avec ce récit de voyage en Extrême-Orient n'est pas une promenade de santé. On ne remonte pas le Mékong à travers le Vietnam, le Cambodge, le Laos et la Thaïlande, en essayant de surprendre « les progrès de la raison dans l'Histoire », sans contracter quelques fièvres. Patrick Deville en attrape plusieurs, de natures et d'origines diverses. Littéraires, historiques, khmères, françaises, elles animent ce « roman sans fiction » dont l'ambition est de « mettre en perspective le procès des Khmers rouges dans une durée moyenne […] depuis que Mouhot, courant derrière un papillon, a découvert les temples d'Angkor ». Nous sommes en 1860.

Civilisation pillée

Henri Mouhot, lépidoptériste français comme sorti d'une bulle d'Hergé, n'est pas le seul personnage sympathique d'un livre qui en raconte de terribles, au point qu'on est tenté parfois de le refermer, par réflexe, comme une paupière. Il y a Loti, Auguste Pavie, Malraux et d'autres véridiques amateurs de cette civilisation khmère. Un amour qui pouvait aller jusqu'à la piller pour la préserver, en toute innocence. Avec son filet à papillons, ses jolies Cambodgiennes et ses rêves d'Orient, Henri la Science n'en mène pas moins à Pol Pot et Douch, grand inquisiteur de l'Angkar, « l'organisation » et ses « frères communistes numérotés ».

Deville, voyageur sans illusions, raconte comment une telle relation est possible, persuadé que d'autres « jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd'hui les utopies meurtrières de demain ».

JOËL RAFFIER

« Kampuchéa », de Patrick Deville, éd. Seuil, 252 p., 20 €.

source http://www.sudouest.fr/2011/08/21/cambodge-une-histoire-francaise-479220-4692.php

Présentation de l'éditeur
C’est le récit d’un voyage le long du fleuve Mékong, effectué entre le procès des leaders khmers rouges à Phnom Penh (2009) et la révolte des chemises rouges en Thaïlande (début 2010). Tout part, d’une certaine façon, de la découverte, par hasard, des temples d’Angkor par Henri Mouhot en train de poursuivre un papillon. Car la France est très présente. Elle est la puissance coloniale dont de nombreuses traces demeurent. Et Paris est le lieu où quelques jeunes Cambodgiens, vers le milieu du XXe siècle, viennent poursuivre de brillantes études : ils seront les « frères », numérotés par ordre d’importance, qui se retrouveront plus tard à la tête de l’inconcevable mouvement révolutionnaire des khmers rouges arrivés au pouvoir le 17 avril 1975 et qui organiseront une méthodique extermination de tous ceux qui résistent à leur système. L’auteur explore la mémoire de cette tragédie récente, dans le paysage souvent enchanteur du Mékong. La littérature n’est jamais loin, pour le meilleur (Pierre Loti, Malraux, Kessel ou encore Conrad) mais aussi pour le pire (Douch, l’un des hauts dignitaires après Pol Pot, à l’ouverture de son procès, déclame du Vigny).

Biographie de l'auteur
Grand voyageur, esprit cosmopolite, Patrick Deville, né en 1957, dirige la Maison des Écrivains Étrangers et Traducteurs (MEET) de Saint-Nazaire, et la revue du même nom. Son oeuvre a été traduite en dix langues.

http://www.amazon.fr/Kampuchea-Patrick-Deville/dp/2020992078/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1314167755&sr=8-1

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Cambodge, une histoire française   Empty Re: Cambodge, une histoire française

Message  Admin Mer 21 Sep 2011 - 11:15

Ses mots portent l'écho des grands paquebots et ses phrases s'évaporent dans la solitude des salles des pas perdus. Patrick Deville nous écrit toujours d'ailleurs, d'un train ou d'une chambre d'hôtel. Au début de « Kampuchéa », son narrateur quitte la Thaïlande pour se rendre au Cambodge. Il compte assister au procès de Douch, dirigeant khmer rouge du camp S-21, l'un des plus zélés assassins et tortionnaires du siècle passé. Quand le procès est suspendu, le héros part visiter les ruines d'Angkor, puis il remonte le Mékong jusqu'à la frontière de la Chine.
« Kampuchéa » n'est pas un simple carnet de route avec ses éternelles moustiquaires, ses odeurs d'humidité mêlées de soupe de tamarin et ses inévitables beautés exotiques. Plus qu'un déplacement dans l'espace, Patrick Deville décrit une longue et fascinante croisière à travers le temps, une promenade au royaume des spectres. Chemin faisant, il rencontre des témoins tirés de lectures ou de souvenirs. Voici donc Kipling, Conrad, Malraux, Loti et Simenon. Ils accompagnent des figures moins connues comme Henri Mouhot, qui découvrit les temples d'Angkor, et ses illustres descendants de l'école française d'Extrême-Orient.
Vampires d'Asie

Mais le vent des pages nous pousse bien au-delà du Mékong. La jonque de Deville dérive jusqu'à la Seine, aux sources de l'histoire. A Paris, sous les pavés du Quartier latin, rampent les racines du mal. Ceux que l'on juge aujourd'hui, les vampires de l'Asie du Sud-Est, ont aussi été les bons élèves de notre République. Ils sont le produit monstrueux du temps des colonies.
Que nous dit Douch lorsque, face à ses jurés, il cite « La Mort du loup », d'Alfred de Vigny, dans le texte ? Parmi les cinq accusés, il est le seul à n'avoir jamais connu Paris. Mais sa violence était exacerbée par sa passion pour les auteurs français, pour ce pays qu'il idéalisait. Celui de la Révolution, des grands changements, de la guillotine et de la Terreur. « Douch est au fond de nous, la partie noire et putride de notre âme », écrit Deville.
Un monde lisible

Travail d'historien passionnant, « Kampuchéa » se lit d'abord comme un roman d'aventures dont la matrice serait bien sûr « Au coeur des ténèbres ». Etrange roman où rien n'est inventé. Car, au XXI e siècle, le travail d'un romancier consiste moins à enluminer le réel qu'à gommer tout ce qui l'encombre. Deville bannit de Siem Reap les touristes en tongs, les étalages de souvenirs toc ou les karaokés. En le lisant, nous sommes seuls sur les ruines d'Angkor. Peut-être est-ce là le rôle essentiel du roman moderne : nous débarrasser du superflu.
Ce livre sort alors que le procès Douch est déjà loin, évacué, zappé. L'ère des doubles clics et des écrans plasma a brouillé notre perception de l'histoire et du temps. Dans ce contexte trouble, Patrick Deville remplit tout simplement sa fonction d'écrivain : il nous offre un monde lisible.

http://www.lesechos.fr/culture-loisirs/livres/0201640137009-aux-racines-du-mal-221373.php
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Cambodge, une histoire française   Empty "Kampuchéa", de Patrick Deville : le roman du Cambodge

Message  Admin Jeu 22 Sep 2011 - 17:11

Le Voyageur du soir, la fameuse gravure de William Blake qui estampille la couverture de la collection "Fiction & Cie", n'a peut-être jamais aussi bien rencontré un livre que Kampuchéa. Patrick Deville emboîte le pas de ce marcheur oblique, dégaine de routard, picoleur et fumeur de première, faux enquêteur fourbu et vrai chasseur d'histoires, surarmé de l'acuité visuelle et mentale d'un félin lâché dans la jungle de notre temps. Ce Blake-là lui va, qui illustra le rapport du capitaine Stedman sur les boucheries coloniales au Surinam, fin du XVIIIe siècle...


Je pars de loin, mais lire Deville y autorise, qui empile références, héritages, érudition bibliophile et passion cartographique, réflexion du temps long et virtuosité du récit au présent, qui tire l'amère leçon des infamies de l'histoire, qui revisite, en une magistrale traversée de mémoire, les utopies malades de l'aventure virile et de la conquête ; et la gloire toxique de leur roman : tout à la fois. Retour sur les lieux du crime, au présent.

A la suite de Pura Vida et de Equatoria (Seuil, 2004 et 2009), Kampuchéa achève de cerner le monde, inversant la rotation terrestre et prenant à revers le temps : principe de l'oeuvre, sa logique profonde. Les trois livres ceinturent le globe en ces équateurs d'Amérique, d'Afrique et d'Asie où s'est jouée, continue de se jouer notre histoire, folies totalitaires, héroïsmes obscurs et idéales abjections. Kampuchéa s'étoile des frontières de Birmanie à celles de Chine, du Vietnam au pays Thaï, au Laos, avec pour centre Phnom Penh, où s'ouvre le procès des Khmers rouges ; où Douch, tortionnaire du S-21, récite Vigny à la barre, impavide. De ce présent-là part le narrateur, muni pour viatique de ses seuls carnets de notes, bourrés de coupures de presse, de vieilles photos. Il lit le journal local du jour. Avec, pour bagage mental, les récits d'explorateurs, rapports savants, annales, biographies, et l'entière bibliothèque des romans qui hantent ces latitudes...

Ce faisant, Deville renvoie le lecteur à ses propres lectures, à sa propre histoire : impliqué. Compromis, au sens de la responsabilité consentie. Car les volontaires du pire qu'il convoque - ils n'ont pas tous choisi leur affectation -, idéologues déments, princes et crapules, fictifs et réels, nous regardent. Leur humanité paradoxale, répugnante, exaltante ; la fascination qu'elle suscite, le mythe héroïque qu'elle inspire.

De la découverte des temples d'Angkor en 1860 par l'entomologiste Mouhot, Deville date l'an zéro que réclame tout roman. Alors le futur Pol Pot, jeune étudiant à Paris, fonctionnaires zélés, officiers de marine égarés, tyrans sanglants, sauvages idéalistes, soldats hagards de la cuvette de Diên Biên Phu, marines hallu-cinés, Lord Jim et Perken, Maryena, leurs spectres hideux ou grandioses, appellent le narrateur sur leurs traces. Il hante les bars d'hôtels, songe sous un toit de bambou ou la tôle d'un hangar, passe de pistes défoncées en cabotages asthmatiques, glisse en sampans lents dans les liserons d'eau, rencontre ses informateurs, arpente avenues rebaptisées et missions ou fortins d'antan écroulés, ruines colossales d'Angkor, splendeur noire, jusqu'à un cénotaphe oublié aux confins de Chine... Son récit digresse en brefs chapitres, s'égare sans se perdre, retourne à son dessein, tenace : éprouver l'emprise du temps sur l'espace et réciproquement, décrypter leur écriture cruelle, grandeur nature.

De longtemps l'aventurier, exsangue, s'effare devant l'horreur, l'horreur du prix exorbitant de son érotique de mort. Pour autant, rien ne change. Ce n'est pas la moindre vertu de Kampuchéa que de dire la mélancolie du rêve échoué et d'en tirer un des plus beaux livres politiques, réitérant la foi vibrante en l'épopée du roman d'aventure, littérature initiatique longtemps réservée aux garçons. Celles qui en ont été exclues ont l'occasion royale d'y entrer par ce livre d'un écrivain qui radiographie en expert la contagion occulte des lectures, les filiations impures par lesquelles transite, se dévoie et s'exalte en imaginaire l'humanité des hommes ; se perpètrent leurs carnages.

Rousseau et Rimbaud hantent de leurs visions ces forêts primitives, que leur touffeur défigure en atrocités. Rôdent là Kipling, l'immense Conrad, Malraux qui lisait Loti à 15 ans, qui lisait Farrère ; Soth Polin, exilé du Cambodge, que salue Deville (L'Anarchiste, de Soth Polin, "La Petite Vermillon", 2011, préface de Patrick Deville).

Surtout Jules Verne, sa référence majeure, ses enfances enchantées... Référence au cinéma des Lumière, archive du siècle qui monte et démonte le temps, emboîte les durées, décélère et précipite les séquences, agite ses duettistes burlesques et ses vampires, ressuscite les morts, les cite à comparaître...

Kampuchéa est un roman, justement parce que tout y est vrai, au sens de la factualité historique, exact jusque dans le détail botanique, l'insecte, le pont d'une canonnière, l'éviscération d'un prisonnier ; parce qu'est vraie la fiction de ce narrateur ailé qui se passe commande de voir ce que le passé doit au présent, et non l'inverse ; de quelle manière celui-ci chiffre un avenir.

Par là Deville, exemplaire, accomplit le ravissement de l'Histoire par le roman, affirme la légitimité souveraine de celui-ci à fabuler sans souci des douanes littéraires. Outre que, magnifique raconteur d'histoires, il rend hommage aux séductions du récit, allie poésie et ironie lapidaire, il soutient la note, rare, d'une tendresse humaine qu'aggrave la tristesse des beautés et des crimes. Cette relation d'une expérience intime instruit et transporte, nous rend plus vivants, à l'aune du réel et de l'imaginaire. Salubre, en ces temps malade de leur Histoire.


Extrait
"J'achète à l'aéroport l'hebdomadaire Cambodge Soir. J'attends un vol pour Phnom Penh où le premier procès des Khmers rouges, celui de Douch, est maintenant ouvert. Où les survivants peuvent croiser le regard du mal derrière une vitre blindée. Dès la première audience, après que le procureur lui a demandé s'il souhaitait faire une déclaration liminaire, cet homme accusé d'avoir envoyé à la mort quelque douze mille personnes s'est levé, frêle silhouette derrière la barre de bois verni, les cheveux gris, le front haut, les oreilles décollées, les yeux petits et brillants au creux d'orbites profondes. Cet homme maigrelet, qui estime avoir assumé la lourde tâche de faire torturer puis assassiner plus de douze mille de ses compatriotes, s'est éclairci la voix, a bu un peu d'eau, puis, au désarroi des responsables de l'interprétation simultanée vers le khmer et l'anglais (...), a récité la fin de La Mort du loup d'Alfred de Vigny."

http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/09/22/kampuchea-de-patrick-deville_1575857_3260.html
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Cambodge, une histoire française   Empty Un gentleman sur le Mékong

Message  Admin Mer 28 Sep 2011 - 6:32

Alors que le second procès des Khmers rouges vient de s'ouvrir, Patrick Deville retrace plusieurs siècles d'histoire franco-cambodgienne dans un récit passionnant. Rencontre.

Cambodge, une histoire française   2463791

La vie de Patrick Deville, officiellement originaire de Saint-Brévin (Loire-Atlantique, canton de Paimboeuf), commence en réalité dans le port d'Amsterdam. On fêtait les 700 ans de la ville quand il y fit, à l'adolescence, son premier grand voyage. Il avait mis le cap sur la Hollande depuis la côte bretonne.

Les livres et les bateaux? Oui, pour conjurer le mauvais sort d'une enfance placée sous l'autorité de deux mauvais génies, «l'immobilité et l'enfermement». Mais il lit, à l'époque, tout ce qu'il peut, et découvre qu'il existe des mondes meilleurs. C'est l'appel des Pays-Bas: il prend son baluchon et il y va.

Il ne cessera plus jamais de mettre la voile. Pour les besoins de ce livre, il a fait deux fois et demi le tour du monde, accostant seulement pour écrire à Saint-Nazaire, où il réside à temps partiel. Il y anime la Maison des Ecrivains étrangers et des Traducteurs (Meet), accueillant des auteurs, faisant traduire des textes, organisant un festival (consacré cette année au Cambodge).

Paris? Il aime la ville, pas la vie qu'on y mène : «Ici, même avec énormément d'argent, on est sans arrêt emmerdé. On ne peut pas fumer, faire-ciouça. C'est la raison pour laquelle je vis dans le tiers-monde depuis trente ans.»

Paysage qu'il adore : les fleuves. Musique préférée : celui du moteur qui fait teufteuf tandis qu'il cabote sur le Mékong. Pour écrire «Kampuchéa», il l'a remonté depuis son delta jusqu'aux frontières de la Chine. Sans pour autant noter ses impressions: «Je ne suis pas très friand des journaux de voyage, sauf quand c'est Chateaubriand et qu'il vous fait croire qu'il va à Jérusalem alors qu'il se rend chez sa maîtresse à Madrid...»

Mais Deville préfère Conrad à Chateaubriand. Et il a une passion pour Loti: «C'était un marin militaire. J'ai une grande admiration pour lui. Je suis un militant de sa réhabilitation. Dans les années 1930, on le tenait pour un grand écrivain, au même titre que Conrad. Puis il devint une sorte d'écrivain de l'exotisme. Et on l'a pris pour un écrivain colonialiste. Alors qu'il était sanctionné par sa hiérarchie pour écrire dans «le Figaro" des articles anticolonialistes.»

Deville, lui, craint surtout d'être tenu pour un écrivain en excursion. Quand on lui demande s'il a des destinations de prédilection, il répond qu'il n'a pas de préférence. Tout lui va pourvu que le billet l'assure d'un séjour prolongé dans une région paumée, éventuellement désespérante.

Dans son nouveau « roman d'aventures sans fiction », magnifique plongée dans le terreau des relations franco-cambodgiennes, Deville ressuscite quelques grandes figures, dont celle d'Henri Mouhot, qui découvrit les ruines d'Angkor (année zéro du récit, Deville imaginant un avant et un après-Mouhot, comme il y a un avant et un après-Jésus-Christ).


«Quand Mouhot arrive en Indochine, explique Deville, il s'intéresse aux insectes, aux mammifères, aux mollusques d'eau douce, à l'architecture. Il a eu une formation classique. Donc il a lu, et c'est un bon dessinateur.

Quand il découvre les ruines, il n'a pas conscience que ce qu'il est en train de voir est quelque chose d'aussi énorme. Quand on lit son Journal, on s'aperçoit que ce sont les insectes qui captent son attention, bien plus que les temples. Il met des mois à saisir l'importance de sa découverte.»

«Kampuchéa» a vu le jour fun 2006, alors que Deville séjournait en Afrique. Il venait d'apprendre que le procès des Khmers rouges allait enfin avoir lieu. Qui étaient ces bourreaux sanguinaires qui détruisirent, à leur arrivée au pouvoir, toute forme de civilisation (à commencer par les livres, mais aussi les billets de banque)? Des Français à 50%. Oui, vous avez bien lu. Des hommes qui avaient fait leurs études à Paris, s'étaient promenés rue Saint-André-des-Arts, connaissaient par coeur les grands poètes du répertoire, révéraient Rousseau (mentor des barbares?) et les Lumières.

Lumières, tu parles. Deux millions de morts que les «frères numérotés» (expression de Deville), si francophiles, jetteront dans les charniers.


PATRICK DEVILLE, né en 1957, est diplômé de l'université de Nantes (littérature comparée). Il est l'auteur d'une dizaine de livres. "Kampuchéa" figure dans les premières sélections du Femina, du Médicis, du Wepler et du Renaudot.

source http://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-litteraire-2011/20110921.OBS0808/un-gentleman-sur-le-mekong.html


Aux racines du mal

Ses mots portent l'écho des grands paquebots et ses phrases s'évaporent dans la solitude des salles des pas perdus. Patrick Deville nous écrit toujours d'ailleurs, d'un train ou d'une chambre d'hôtel. Au début de « Kampuchéa », son narrateur quitte la Thaïlande pour se rendre au Cambodge. Il compte assister au procès de Douch, dirigeant khmer rouge du camp S-21, l'un des plus zélés assassins et tortionnaires du siècle passé. Quand le procès est suspendu, le héros part visiter les ruines d'Angkor, puis il remonte le Mékong jusqu'à la frontière de la Chine.
« Kampuchéa » n'est pas un simple carnet de route avec ses éternelles moustiquaires, ses odeurs d'humidité mêlées de soupe de tamarin et ses inévitables beautés exotiques. Plus qu'un déplacement dans l'espace, Patrick Deville décrit une longue et fascinante croisière à travers le temps, une promenade au royaume des spectres. Chemin faisant, il rencontre des témoins tirés de lectures ou de souvenirs. Voici donc Kipling, Conrad, Malraux, Loti et Simenon. Ils accompagnent des figures moins connues comme Henri Mouhot, qui découvrit les temples d'Angkor, et ses illustres descendants de l'école française d'Extrême-Orient.
Vampires d'Asie

Mais le vent des pages nous pousse bien au-delà du Mékong. La jonque de Deville dérive jusqu'à la Seine, aux sources de l'histoire. A Paris, sous les pavés du Quartier latin, rampent les racines du mal. Ceux que l'on juge aujourd'hui, les vampires de l'Asie du Sud-Est, ont aussi été les bons élèves de notre République. Ils sont le produit monstrueux du temps des colonies.
Que nous dit Douch lorsque, face à ses jurés, il cite « La Mort du loup », d'Alfred de Vigny, dans le texte ? Parmi les cinq accusés, il est le seul à n'avoir jamais connu Paris. Mais sa violence était exacerbée par sa passion pour les auteurs français, pour ce pays qu'il idéalisait. Celui de la Révolution, des grands changements, de la guillotine et de la Terreur. « Douch est au fond de nous, la partie noire et putride de notre âme », écrit Deville.
Un monde lisible

Travail d'historien passionnant, « Kampuchéa » se lit d'abord comme un roman d'aventures dont la matrice serait bien sûr « Au coeur des ténèbres ». Etrange roman où rien n'est inventé. Car, au XXI e siècle, le travail d'un romancier consiste moins à enluminer le réel qu'à gommer tout ce qui l'encombre. Deville bannit de Siem Reap les touristes en tongs, les étalages de souvenirs toc ou les karaokés. En le lisant, nous sommes seuls sur les ruines d'Angkor. Peut-être est-ce là le rôle essentiel du roman moderne : nous débarrasser du superflu.
Ce livre sort alors que le procès Douch est déjà loin, évacué, zappé. L'ère des doubles clics et des écrans plasma a brouillé notre perception de l'histoire et du temps. Dans ce contexte trouble, Patrick Deville remplit tout simplement sa fonction d'écrivain : il nous offre un monde lisible.

source http://www.lesechos.fr/culture-loisirs/livres/0201640137009-aux-racines-du-mal-221373.php
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Cambodge, une histoire française   Empty Re: Cambodge, une histoire française

Message  Admin Mar 18 Sep 2012 - 7:29

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Message  Admin Jeu 1 Nov 2012 - 8:22

Une «piteuse épopée», un article de NORBERT CZARNY
« Quand ce fait perçait l’incognito, Jim quittait brusquement le port de mer où il se trouvait à ce moment-là et il allait dans un autre – généralement plus à l’est. » La phrase de Conrad mise en exergue page 97 de Kampuchéa pourrait s’appliquer à Patrick Deville. Après Pura Vida et Equatoria, le narrateur de Kampuchéa voyage en Extrême-Orient.

PATRICK DEVILLE, KAMPUCHÉA

Plutôt qu’un voyage, il faudrait parler d’une exploration historique, géographique et surtout romanesque des pays qui bordent le fleuve Mékong, du Cambodge, ce Kampuchéa qui fut un temps si peu « démocratique » en particulier. Roman : le terme générique figure en couverture et on regretterait que les libraires ou bibliothécaires le rangent ailleurs que dans le domaine de la fiction. Pourtant, tout ce qu’on lit est vrai, correspond à une réalité que les journaux ou les livres, les ouvrages de géopolitique peuvent attester. Il est en effet question de la découverte des temples d’Angkor par Henri Mouhot, chasseur de papillons, de la remontée du fleuve Mékong par Lagrée et Garnier, du règne de Norodom Sihanouk sur le royaume de Cambodge, et surtout des crimes commis pendant plusieurs années par les Khmers rouges. C’est pourquoi, outre que ce roman est ancré dans un cadre géographique et historique précis, il met en scène des héros qu’on pourrait qualifier de tragiques. Les noms de Douch, Pol Pot, ou Kieu Samphân résonnent terriblement. Celui de Hun Sen ne rassure personne. Mais on croise bien d’autres personnages dans ce roman, notamment Loti, Malraux, Conrad, Graham Greene ou Soth Polin, romancier cambodgien, dont le roman L’Anarchiste devrait bientôt reparaître.

L’intrigue de Kampuchéa est multiple, entraînant le lecteur de Thaïlande aux confins de la Chine, passant par le ViêtNam, le Laos et le Cambodge. La méthode Deville est en place depuis Pura Vida, voire avant : il imagine, rue Catinat à Saïgon, une sorte de caméra « un matériel capable de saisir l’espace et aussi la fuite du temps, d’imposer l’Histoire à la Géographie, capable de restituer en accéléré la piteuse épopée ». Ce dispositif renvoie au cinéma ; qui pour n’être pas le média employé par Deville occupe une place importante dans son imaginaire. Sa façon de décrire, son goût du détail concret, précis, la manière dont il envisage les personnages, et en particulier les fous, les illuminés, les rêveurs ou les assassins dont l’histoire, les faits et méfaits remplissent les pages de Kampuchéa expliquent pourquoi il est si sensible aux images mouvantes.

Mais comme il faut bien trouver un point de départ dans ce roman foisonnant, tissé d’allers-retours entre présent et passé, voyageant d’ouest en est et du sud vers le nord, partons d’un événement qui donne sa trame au livre : le procès de Douch. De tous les grands assassins khmers, il est le premier à être jugé. Il dirigeait le centre S21, dans lequel on a torturé et tué plusieurs milliers d’innocents. L’homme jugé est représentatif des dirigeants khmers rouges, même s’il n’est pas le plus représentatif de leur pouvoir. À la fin de la première audience, il se lève et récite les derniers alexandrins de « La mort du loup », de Vigny. Sa passion pour la poésie française le rapproche de celle qu’éprouvent les autres chefs pour la littérature. Pol Pot et ses comparses ont appris le français à Paris et ils ont lu Rimbaud, après avoir été passionnés par le mouvement des Lumières et par Rousseau. Bien des événements naissent de cette passion pour le philosophe et auteur des Confessions. Mêlé à un marxisme plus ou moins bien assimilé et à la fascination de certains pour la Terreur, cela donnera le besoin de faire table rase, de revenir à une pureté originelle, de détruire tout ce qui pourrait rappeler l’Occident, son individualisme, son envie consumériste, et de fonder une civilisation nouvelle : « L’Angkar libère le peuple du règne de l’imprimé. Pas d’activité législative. Juste ces mots, “L’Angkar dit que” : plus de propriété privée ni de tribunaux, plus d’écoles, plus de cinémas, plus de librairies, plus de cafés ni de restaurants, plus d’hôpitaux, plus de commerces, plus d’automobiles ni d’ascenseurs, ni cosmétiques ni glaciers, ni magazine ni courrier ni téléphone. Ni vin blanc ni brosse à dents.

Plus de médecins, de bonzes, de putes, d’avocats, d’artistes, d’opticiens, de professeurs, d’étudiants. De tout cela le peuple est enfin libéré. »

Au camp S21, Douch pratique « l’industrie de l’autobiographie » : chaque détenu est amené à parler, tout dire, avouer avant de mourir. On est ici au comble du rousseauisme, bien loin de Rousseau sans doute. Pour résumer la figure de Douch, le narrateur a une formule parfaite : « Douch est au fond de nous, la partie noire et putride de notre âme. » Tous les combattants khmers ne sont pas à l’image de cet assassin amateur de poésie. Les « jeunes chauves-souris », élevés dans le culte de la table rase et de l’ignorance détruisant tout imprimé, se priveront des précieuses devises qui leur auraient permis de s’acheter des armes… À la fin, repoussés dans la jungle, les derniers guerriers ne seront plus qu’une troupe de brigands qui tuent « pour du poisson et des poulets ».

L’histoire sanglante n’est toutefois pas terminée. Le procès qui vient de commencer, pour quelques vieillards, met en relief les contradictions de la justice internationale, et l’importance de l’histoire coloniale française : elle résulte de « La fascination monstrueuse de deux peuples égarés dans l’espace et le temps. Deux peuples qui cultivent au plus haut niveau ces deux vertus de l’élégance et de la duplicité. Le voyage à Angkor et le voyage à Paris. La littérature en pierre et celle en papier. » On en apprend plus « chez Ponchaud ».

Ce prêtre arrivé en 1965 au Cambodge a écrit l’un des grands livres sur le pays, Cambodge année zéro. Il explique bien ce qui rend le procès difficile, voire impossible, montre ce que sont les urgences dans un pays dépossédé de lui-même, bradé aux étrangers. Les luttes sociales et environnementales sont la priorité, « les affres du présent » ; la tragédie d’il y a trente ans…

Le Cambodge est aussi une histoire imaginaire, une aventure que se racontent les écrivains et les chasseurs de lépidoptères. Henri Mouhot est l’un d’eux et son arrivée dans le pays, marque les débuts de la présence française. Le narrateur le montre arrivant dans la forêt, avec son filet : « Mouhot c’est le nez de Cléopâtre et la théodicée de Leibniz, l’histoire du battement d’ailes d’un papillon qui provoque une catastrophe des milliers de kilomètres plus loin ou des dizaines d’années plus tard. Sans Mouhot peut-être pas de rue Saint-André-des-Arts pour Ieng Sary et Ieng Thirith ni pour Pol Pot. » Il découvre les temples. Après lui viendra Mayrena, sorte de conquistador, roi des Sedangs, admirateur de Lesseps. Mayrena fascine Malraux qui en fait le héros de La Voie royale. Il est contemporain de Brazza, figure qui traversait Equatoria, et de Conrad. Un jour Coppola lira Conrad et Mayrena prendra les traits de Kurtz. Aucun endroit au monde ne lui semble plus approprié que les temples d’Angkor pour y transposer Au cœur des ténèbres. Le héros maléfique est à sa place dans la forêt cambodgienne, dont la profusion, l’incessante rumeur, sert de cadre à la dernière partie d’Apocalypse Now.

On en finirait pas d’établir les liens, de lire ces vies parallèles que brosse Deville. Les titres des courts chapitres de ce roman reposent sur des couples de prénoms ou de noms, « Ernest et Francis », « Pierre et George », « Pierre et Auguste », tous marqués par ce morceau d’Orient, par le fleuve Mékong qui les mène d’un pays l’autre. Et on prend avec eux, et quelques autres, de belles leçons de géopolitique. Ainsi apprend-on qui sont les Hmongs vivant dans les montagnes du Laos, ou quel parcours plus que sinueux fut celui de Sihanouk, le mélancolique et souriant admirateur de Paris. On apprend aussi que la Chine s’est mise à l’abri de quelques risques, en développant les systèmes de missiles autour de l’Inde. Ou que la fracture n’est plus entre l’Ouest et l’Est mais le Nord chinois et le Sud, imprégné par l’islam des Indonésiens. Laos et Cambodge sont pris dans cet étau comme ils étaient partagés entre Soviétiques, Chinois et Américains pendant la guerre froide. C’est un exemple parmi d’autres de ce que nous apprend ce roman que Jules Verne, figure tutélaire de Deville, ne renierait pas.

Et puisqu’il faut bien sortir de cette immense et dense forêt qu’est Kampuchéa, faisons-le avec un narrateur qui pour s’être beaucoup passionné pour les autres, pour cet Orient extrême qu’il nous montre, signe son texte en se glissant ici et là, se rappelant les souvenirs d’un 21 février : « Une durée de vie moyenne est un bon instrument de la mesure de l’Histoire. Je laisse filer les années, retrouve d’autres vieux 21 février, en France, au Nigeria, au Mexique, à Cuba, des plus récents, celui de 2006 en Angola, celui de 2003 à Istanbul où j’étais allé lire le journal de Loti dans une chambre du Pera. Je me souviens que ce jour-là, Istanbul était sous la neige. » Moment de pause, de contemplation. Le voyage continue.

http://laquinzaine.wordpress.com/2011/09/27/patrick-deville-kampuchea/
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Cambodge, une histoire française   Empty Patrick Deville, couronné par le Femina pour "Peste & Choléra"

Message  Admin Mar 6 Nov 2012 - 16:18

Patrick Deville a été couronné lundi 5 novembre par le prix Femina pour Peste & Choléra (Seuil), formidable épopée sur le destin d'un homme d'exception, Alexandre Yersin, explorateur en blouse blanche parti au bout du monde découvrir le redoutable bacille de la peste.

Cambodge, une histoire française   Peste_10

Chercheur à l'Institut Pasteur, né dans le canton suisse de Vaud en 1863 et mort 80 ans plus tard à Nha Trang, dans l'actuel Vietnam, alors partie de l'Indochine française, Alexandre Yersin avait tout pour fasciner le romancier. Lui-même voyageur impénitent et esprit cosmopolite, Patrick Deville, né le 14 décembre 1957, a vécu dans les années 1980 au Moyen-Orient, au Nigeria, en Algérie, après des études de littérature et de philosophie. Dans les années 1990, il a séjourné à Cuba, en Uruguay, en Amérique centrale.
UN HÉROS VOYAGEUR

Son héros travaille sur la tuberculose et la diphtérie à Paris, où il est arrivé à l'âge de 22 ans. Il découvre la toxine diphtérique et fait partie de ces Pasteuriens téméraires, souvent étrangers, qui entourent le vieux Louis Pasteur. Savant aux semelles de vent, Yersin part en Extrême-Orient, se fait marin, explore la jungle, voyage en Chine, à Aden, à Madagascar. Le tout entrecoupé de séjours parisiens. De retour en Asie, il découvre le bacille de la peste lors de la grande épidémie de Hong Kong en 1894. A Canton, il est le premier médecin à guérir un pestiféré.

Il est aussi le premier à développer en Indochine la culture de l'hévéa, devient le roi du caoutchouc et travaille avec Michelin. Il est encore le premier à planter des arbres à quinquina et cultive la coca, alors plante médicinale. Pour raconter cette formidable aventure scientifique et humaine, déjà Prix du roman Fnac 2012, l'écrivain a suivi les traces de son héros autour du monde. Il s'est aussi plongé dans les milliers de lettres échangées par "la bande des Pasteuriens", conservées aux archives des Instituts Pasteur.

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Histoire d'un livre. Patrick Deville et le bacille de l'écrivain-voyageur

En pleine chasse aux papillons, le naturaliste et explorateur Henri Mouhot se cogne la tête et découvre les temples d'Angkor, en 1861. Tel était le point de départ du superbe Kampuchéa (Seuil, 2011). Ce pourrait, aussi, être un résumé de la "méthode Patrick Deville" : filet à la main, l'écrivain suit la piste d'un aventurier, tombe par hasard sur un autre personnage passionnant, et remonte de multiples pistes parallèles, d'un fleuve à l'autre, de l'Amérique latine à l'Afrique, avant l'Asie du Sud-Est. Ainsi, le cycle romanesque commencé avec Pura Vida (Seuil, 2004) dans les pas de William Walker (1824-1860), flibustier nord-américain devenu président du Nicaragua, l'a entraîné, pour Equatoria (Seuil, 2009), sur les traces de l'explorateur Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905). Lequel l'a amené à s'intéresser au personnage du médecin et biologiste Albert Calmette, aux côtés duquel Brazza avait étudié à l'école navale de Brest, et qu'il recroisa à Libreville.

C'est par l'entremise de ce Calmette que Patrick Deville fait la connaissance des "pasteuriens", ces disciples de Louis Pasteur, lancés dans la grande aventure de la découverte scientifique. "Des types pour lesquels j'ai beaucoup d'admiration", dit l'écrivain-voyageur. Qui commence par envisager de consacrer un livre à "cette petite bande". Mais, au fil de ses recherches pour Kampuchéa, parti sur les traces du photographe et diplomate Auguste Pavie (1847-1925) qui définit les frontières entre le Laos, la Chine et la Birmanie, il rencontre le personnage d'Alexandre Yersin, découvreur du bacille de la peste, explorateur et curieux tous azimuts, qui aida la mission Pavie à fixer les frontières du Laos. Il fait une brève apparition dans Kampuchéa. "J'ai hésité à y consacrer un bref chapitre à sa vie", rapporte l'auteur. Il a bien fait de s'abstenir : on aurait sinon été privé de l'un des plus passionnants ouvrages de cette rentrée.
Rat de bibliothèque

Après s'être procuré des publications scientifiques épuisées d'Alexandre Yersin, Patrick Deville prend contact avec les archives de l'Institut Pasteur, à Paris. Il tombe alors, dit-il, "sur un trésor absolument inimaginable". Des boîtes entières de lettres classées, "écrites à la plume". La correspondance de Yersin, mais aussi d'autres pasteuriens, réunie grâce à la ténacité des documentalistes, aidés par "des legs successifs un peu hasardeux". Aux archives de l'institut, Patrick Deville se voit attribuer "un bureau, une lampe, et un référent scientifique" pour le guider à travers les milliers de missives.

Difficile d'imaginer Patrick Deville, globe-trotteur à la belle gueule burinée, en rat de bibliothèque, mais il passe ainsi des semaines entières rue Emile-Roux à examiner au microscope la vie de Yersin et se retrouve, s'amuse-t-il, "à faire des horaires de bureau". "Par goût personnel, précise-t-il, je pourrais encore être plongé dans ces archives. Mais je ne suis pas chercheur..." Après cette patiente collecte d'informations, Patrick Deville revêt sa casquette d'écrivain-voyageur : c'est dans "l'aller-retour permanent entre ce qu'on voit et ce qu'on sait", dit-il, que s'élabore le travail préalable à l'écriture.

Il se rend ainsi à Morges, en Suisse, où Yersin est né, puis au Vietnam. Il passe par Hô Chi MinhVille, ex-Saïgon, où Yersin a débarqué et est revenu à de nombreuses reprises, par Dalat, dont le scientifique a découvert le site, avant d'y fonder un sanatorium, par Nha Trang, où il a créé un Institut Pasteur en 1895 (devenu un musée Yersin) et, surtout, par Hon Bà, au chalet du savant : "Un endroit magnifique, dans la jungle froide, au bout d'une route. Impossible d'aller plus loin."

Après ce travail de repérage, d'imprégnation des lieux, le directeur de la maison des écrivains étrangers et traducteurs de Saint-Nazaire se fixe à Nha Trang, pour écrire. "Je procède toujours ainsi : après les recherches et les voyages, je m'enferme dans une chambre d'hôtel à l'étranger. Je ne peux ni retourner, ni en bibliothèque, ni consulter d'autres archives que celles que j'ai emportées... Sans quoi je serais capable de passer dix ans sur chaque livre."

Il écrit "très vite, presque dans un geste" : "Avant de me lancer, dit-il, j'ai déjà la structure du livre, sa chronologie, les titres de chapitres..." Peste & Choléra tranche avec Pura Vida, Equatoria et Kampuchéa parce que ce texte d'une grande simplicité (apparente) est entièrement à la troisième personne : les précédents étaient traversés par un narrateur qui semblait emprunter à l'auteur sa voix tannée de baroudeur. "J'étais fatigué de ce "je" qui servait surtout à faire tenir le livre, parce qu'on y trouvait plusieurs strates de temps, de lieux etc., explique Deville. La troisième personne, et l'unité, sont presque une contrainte oulipienne que je me suis fixée."

Patrick Deville pense que "le livre ne plairait pas à Yersin, qui n'aimait pas être sur le devant de la scène". Mais il est heureux de "s'être mis au service d'un type à qui on ne peut rien reprocher - il n'était ni raciste ni colonialiste, il oeuvrait pour le bien..." Le prochain livre de Patrick Deville devrait l'emmener au Mexique, où il effectue un séjour annuel "depuis cinq ou six ans". Il est temps d'épingler les papillons qu'il y a pris dans ses filets.

Raphaëlle Leyris

Extrait
"On commence à l'accuser de dispersion. On n'a pas vraiment tort. Yersin est le découvreur du bacille de la peste et l'inventeur du vaccin contre la peste. Il devrait être à Paris ou à Genève, à la tête d'un laboratoire ou d'un hôpital, à l'Académie, une sommité, un mandarin. On le dit retiré dans un village de pêcheurs à l'autre bout du monde. Les journalistes qu'il refuse de recevoir son bien obligés d'inventer, de tresser la légende noire. On le dit parfois seul au fond d'une cabane et marchant sur sa barbe d'ermite. On le décrit comme le roi fou d'une peuplade abrutie sur laquelle il se livre à des expérimentations cruelles et difficilement envisageables."
Peste & Choléra, page 154

Critique: un héros très discret
Le 30 mai 1940, Alexandre Yersin quitte Paris à bord du dernier avion Air France pour Saïgon. Il a 80 ans et ne reverra jamais la patrie que, né suisse, il s'est choisie. C'est ce dernier voyage, ce dernier départ, que Patrick Deville a choisi comme trame discrète de son livre, admirablement construit. Il y retrace le destin de ce "pasteurien", depuis la mort de son père, un scientifique lui aussi, quelques mois avant sa naissance, dans le canton de Vaud. La vie à l'Institut Pasteur, penché sur sa paillasse à examiner des microbes, ne suffit pas à Alexandre Yersin, qui veut voir le monde : il sera brièvement médecin embarqué sur un navire, puis reprendra son bâton de bactériologiste militant. Non content de découvrir le bacille de la peste presque par hasard, à cause de conditions de travail peu confortables, il aura l'intuition des usages possibles de l'hévéa, préinventera le Coca-Cola, tout en menant des explorations à travers l'Asie du Sud-Est.
A travers la longue vie d'Alexandre Yersin, Patrick Deville raconte un siècle de découvertes scientifiques, de guerres franco-allemandes, de colonisation... Ce remarquable styliste conjugue la vivacité avec laquelle il mène son récit et la sobriété de sa phrase, écrite comme en gardant toujours un léger sourire en coin - qui peut signifier la bienveillance pour son modèle tout autant que l'amusement pour sa propre position de "fantôme du futur" parti sur les traces d'un héros très discret. L'écrivain évite ainsi à son roman de sombrer dans l'hagiographie, et livre l'un des textes les plus intéressants de la rentrée.

Peste & Choléra, de Patrick Deville, Seuil, "Fiction & Cie", 228 p., 18 €.


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