Cambodge - La pièce qui veut panser les plaies du Cambodge
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Cambodge - La pièce qui veut panser les plaies du Cambodge
Le 21 novembre, à Phnom Penh, reprend le procès des quatre plus hauts dirigeants khmers rouges encore en vie. Le 23 novembre, à Paris, le Théâtre du Soleil accueille L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, en version khmère. Un moyen pour la jeune génération cambodgienne de se réapproprier le passé occulté de leur pays.
Répétition de "L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge". Crédits : Everest Canto de Montserrat
"Approchez, approchez, mes enfants, mon peuple, mon petit peuple... venez, je vous écoute..., mes enfants bien-aimés..." Cette voix cadencée, haut perchée, cet homme petit, avec pourtant tant de prestance, si théâtral, si excessif, qui virevolte tel un lutin, s'emporte tantôt de plaisir, tantôt de rage, puis plonge dans un romanesque qui frise parfois le burlesque : Norodom Sihanouk, ancien roi du Cambodge, est là, sur les planches. Auprès de lui, sa cour et son peuple chéri. Et autour, assis par terre, des centaines de paysans et de paysannes, tétanisés par l'émotion, assistent au spectacle... A Battambang [dans le nord-ouest du Cambodge], ce soir-là, sur le théâtre de bois de l'école Phare Ponleu Selpak, le Cambodge d'avant les Khmers rouges a ressurgi l'espace de quelques heures.
Sihanouk, c'était Marady, toute jeune femme de 24 ans, d'une agilité époustouflante. Il y avait aussi cet être sombre et mystérieux, au regard insondable, posé, tranquille, mais qui vous entraînait dans un malaise, une angoisse sourde : Pol Pot – de son vrai nom Saloth Sar – incarné par une autre femme au jeu subtil et puissant, Ravy. Ravy, Marady, Sophol, Bonthuon, Monny... Ils sont en tout une trentaine de comédiens et musiciens, orphelins ou issus de familles défavorisées de Battambang, à s'être engagés dans une aventure hors du commun : reprendre à leur compte une œuvre mythique, L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge. Cette épopée de huit heures, écrite par Hélène Cixous, avait été jouée en 1985 à Paris par le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine. Depuis cinq ans, les jeunes Khmers en travaillent la première partie (de quatre heures), sous la direction de Georges Bigot – il incarnait Sihanouk en 1985 – et Delphine Cottu, autre disciple de Mnouchkine.
Le récit, méticuleusement documenté, s'articule autour de Norodom Sihanouk [avant l'accession au pouvoir des Khmers rouges en 1975]. Le roi – chanteur et acteur d'un kitsch inégalé – se révèle avec toutes ses contradictions : impulsif, capricieux, romantique. Monarque volatil certes, mais aimant profondément son peuple et surtout doté d'un redoutable sens politique. Farouchement indépendant, il nargue les Américains et risque des alliances dangereuses qui mèneront le pays à sa perte. L'œuvre met en lumière les intrigues de palais ou claniques, ainsi que les complicités personnelles et internationales (Etats-Unis, Chine, URSS, France, Japon, Vietnam...) qui ont précipité le Cambodge dans l'horreur génocidaire. En posant cette lancinante question : que peut un roi face au déchaînement d'une humanité fratricide ?
Au-delà de la performance impressionnante des comédiens formés dans la pure tradition du Théâtre du Soleil, un autre défi de taille se joue autour de cette aventure : la mise en marche de la mémoire d'un pays plongé dans l'amnésie depuis un quart de siècle. Et ce grâce à une génération qui n'a pas connu les années Pol Pot. "Avant de commencer à jouer, nous savions des Khmers rouges ce que nos parents et nos voisins nous racontaient : la faim, les travaux forcés, les disparitions, les tortures", explique Ravy. "A travers nos rôles, nous avons compris que les Khmers rouges nourrissaient un idéal pour leur pays, qu'ils ne formaient pas un bloc monolithique, mais qu'ils ont basculé dans une sorte d'autisme qui les a coupés de la réalité et les a menés à la folie meurtrière. Et surtout, leur montée en puissance est le fruit d'un entremêlement de responsabilités", enchaîne Marady. Les deux actrices, dont le jeu scénique s'est naturellement imposé, ont été propulsées dans les principaux rôles masculins de la pièce. Pour sa part, Sophol qui joue Khieu Samphan (ex-président [de 1976 à 1979] sous Pol Pot et aujourd'hui sur le banc des accusés) voit dans son protagoniste "une authenticité dans sa recherche de vérité, il est cultivé et intelligent et a voulu éradiquer la corruption dans le pays. Ce n'est qu'ensuite que tout a dérapé..."
Ainsi, la jeune troupe brave les interdits politiques en rétablissant, à travers une interprétation tout en nuances des personnages (une centaine dans la pièce), la complexité de la situation de l'époque. Et c'est bien cette vision non manichéenne du passé, y compris des Khmers rouges, qui fait l'effet d'une bombe au Cambodge. Car le projet, lancé sous l'impulsion de l'historienne khmérologue Ashley Thompson, a été conçu pour être le pendant à une autre grande mise en scène : le Tribunal international en train de juger à Phnom Penh les anciens leaders khmers rouges encore en vie. Or cette justice hautement politisée est le fruit de nombreux compromis entre Phnom Penh et l'ONU. Il a fallu sept ans de négociations pour délimiter les compétences du Tribunal.
D'un côté, la communauté internationale s'est assurée que la responsabilité des grandes puissances ne serait pas abordée, de l'autre, l'actuel Premier ministre Hun Sen ne voulait pas mettre en péril les accords tacites conclus avec les Khmers rouges au moment de leur reddition à la fin des années 1990. Résultat : des pans entiers de l'histoire du pays sont passés sous silence et les aspérités en sont gommées.
Pas étonnant que l'entreprise théâtrale, avec sa mémoire vive et incisive, soit perçue comme une menace par les autorités locales qui en ont tout bonnement interdit les performances dans le pays [celle à l'école de Battambang n'était pas considérée comme une représentation publique]. Ce malgré un décret favorable du roi. "La pièce touche des personnalités haut placées, elle dérange et nous savons que nous courons un risque en la jouant", déclare Ravy. "Nous en avons longuement discuté au sein de la troupe et avons décidé de ne pas nous laisser dominer par la peur. Car nous ne faisons rien d'autre que réhabiliter l'histoire de notre pays."
http://www.courrierinternational.com/article/2011/11/18/la-piece-qui-veut-panser-les-plaies-du-cambodge
Répétition de "L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge". Crédits : Everest Canto de Montserrat
"Approchez, approchez, mes enfants, mon peuple, mon petit peuple... venez, je vous écoute..., mes enfants bien-aimés..." Cette voix cadencée, haut perchée, cet homme petit, avec pourtant tant de prestance, si théâtral, si excessif, qui virevolte tel un lutin, s'emporte tantôt de plaisir, tantôt de rage, puis plonge dans un romanesque qui frise parfois le burlesque : Norodom Sihanouk, ancien roi du Cambodge, est là, sur les planches. Auprès de lui, sa cour et son peuple chéri. Et autour, assis par terre, des centaines de paysans et de paysannes, tétanisés par l'émotion, assistent au spectacle... A Battambang [dans le nord-ouest du Cambodge], ce soir-là, sur le théâtre de bois de l'école Phare Ponleu Selpak, le Cambodge d'avant les Khmers rouges a ressurgi l'espace de quelques heures.
Sihanouk, c'était Marady, toute jeune femme de 24 ans, d'une agilité époustouflante. Il y avait aussi cet être sombre et mystérieux, au regard insondable, posé, tranquille, mais qui vous entraînait dans un malaise, une angoisse sourde : Pol Pot – de son vrai nom Saloth Sar – incarné par une autre femme au jeu subtil et puissant, Ravy. Ravy, Marady, Sophol, Bonthuon, Monny... Ils sont en tout une trentaine de comédiens et musiciens, orphelins ou issus de familles défavorisées de Battambang, à s'être engagés dans une aventure hors du commun : reprendre à leur compte une œuvre mythique, L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge. Cette épopée de huit heures, écrite par Hélène Cixous, avait été jouée en 1985 à Paris par le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine. Depuis cinq ans, les jeunes Khmers en travaillent la première partie (de quatre heures), sous la direction de Georges Bigot – il incarnait Sihanouk en 1985 – et Delphine Cottu, autre disciple de Mnouchkine.
Le récit, méticuleusement documenté, s'articule autour de Norodom Sihanouk [avant l'accession au pouvoir des Khmers rouges en 1975]. Le roi – chanteur et acteur d'un kitsch inégalé – se révèle avec toutes ses contradictions : impulsif, capricieux, romantique. Monarque volatil certes, mais aimant profondément son peuple et surtout doté d'un redoutable sens politique. Farouchement indépendant, il nargue les Américains et risque des alliances dangereuses qui mèneront le pays à sa perte. L'œuvre met en lumière les intrigues de palais ou claniques, ainsi que les complicités personnelles et internationales (Etats-Unis, Chine, URSS, France, Japon, Vietnam...) qui ont précipité le Cambodge dans l'horreur génocidaire. En posant cette lancinante question : que peut un roi face au déchaînement d'une humanité fratricide ?
Au-delà de la performance impressionnante des comédiens formés dans la pure tradition du Théâtre du Soleil, un autre défi de taille se joue autour de cette aventure : la mise en marche de la mémoire d'un pays plongé dans l'amnésie depuis un quart de siècle. Et ce grâce à une génération qui n'a pas connu les années Pol Pot. "Avant de commencer à jouer, nous savions des Khmers rouges ce que nos parents et nos voisins nous racontaient : la faim, les travaux forcés, les disparitions, les tortures", explique Ravy. "A travers nos rôles, nous avons compris que les Khmers rouges nourrissaient un idéal pour leur pays, qu'ils ne formaient pas un bloc monolithique, mais qu'ils ont basculé dans une sorte d'autisme qui les a coupés de la réalité et les a menés à la folie meurtrière. Et surtout, leur montée en puissance est le fruit d'un entremêlement de responsabilités", enchaîne Marady. Les deux actrices, dont le jeu scénique s'est naturellement imposé, ont été propulsées dans les principaux rôles masculins de la pièce. Pour sa part, Sophol qui joue Khieu Samphan (ex-président [de 1976 à 1979] sous Pol Pot et aujourd'hui sur le banc des accusés) voit dans son protagoniste "une authenticité dans sa recherche de vérité, il est cultivé et intelligent et a voulu éradiquer la corruption dans le pays. Ce n'est qu'ensuite que tout a dérapé..."
Ainsi, la jeune troupe brave les interdits politiques en rétablissant, à travers une interprétation tout en nuances des personnages (une centaine dans la pièce), la complexité de la situation de l'époque. Et c'est bien cette vision non manichéenne du passé, y compris des Khmers rouges, qui fait l'effet d'une bombe au Cambodge. Car le projet, lancé sous l'impulsion de l'historienne khmérologue Ashley Thompson, a été conçu pour être le pendant à une autre grande mise en scène : le Tribunal international en train de juger à Phnom Penh les anciens leaders khmers rouges encore en vie. Or cette justice hautement politisée est le fruit de nombreux compromis entre Phnom Penh et l'ONU. Il a fallu sept ans de négociations pour délimiter les compétences du Tribunal.
D'un côté, la communauté internationale s'est assurée que la responsabilité des grandes puissances ne serait pas abordée, de l'autre, l'actuel Premier ministre Hun Sen ne voulait pas mettre en péril les accords tacites conclus avec les Khmers rouges au moment de leur reddition à la fin des années 1990. Résultat : des pans entiers de l'histoire du pays sont passés sous silence et les aspérités en sont gommées.
Pas étonnant que l'entreprise théâtrale, avec sa mémoire vive et incisive, soit perçue comme une menace par les autorités locales qui en ont tout bonnement interdit les performances dans le pays [celle à l'école de Battambang n'était pas considérée comme une représentation publique]. Ce malgré un décret favorable du roi. "La pièce touche des personnalités haut placées, elle dérange et nous savons que nous courons un risque en la jouant", déclare Ravy. "Nous en avons longuement discuté au sein de la troupe et avons décidé de ne pas nous laisser dominer par la peur. Car nous ne faisons rien d'autre que réhabiliter l'histoire de notre pays."
http://www.courrierinternational.com/article/2011/11/18/la-piece-qui-veut-panser-les-plaies-du-cambodge
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