Birmanie: le grand jeu stratégique de l'Asie
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Birmanie: le grand jeu stratégique de l'Asie
La Chine et l’Inde lorgnent les grandes richesses naturelles de la Birmanie. Cette contrée reculée de l’Asie du Sud-Est sera-t-elle enfin capable d’entrer dans le XXIe siècle et d’éviter à son peuple de faire les frais des convoitises étrangères?
Frontière entre la Chine et l'Inde, à Bumla, dans l'Etat de l'Arunachal Pradesh, le 11 novembre 2009. REUTERS/Adnan Abid
Quand la géographie change, les anciennes relations entre pays laissent la place à des liens nouveaux, les étrangers deviennent des voisins et des régions isolées se transforment en zones hautement stratégiques. C’est ce qui s’est produit lorsque le Canal de Suez est venu relier l’Europe à l’océan Indien ou quand les réseaux ferroviaires ont métamorphosé l’ouest américain et l’est de la Russie… A ce moment, des groupes entiers sont entrés en déclin pendant que d’autres prenaient de l’essor.
La géographie asiatique revue et corrigée
Ces prochaines années, la géographie asiatique subira des mutations fondamentales, reliant pour la première fois la Chine et l’Inde par ce qui était autrefois une frontière négligée de plus de 1.500 kilomètres, s’étendant de Calcutta au bassin du Yangtsé. Quant à la Birmanie, depuis longtemps considérée par les Occidentaux comme un régime insaisissable qui fait partie des plus sauvages s’agissant de la violation des droits humains, elle pourrait bientôt se situer à un nouveau carrefour mondial, hautement stratégique. Grâce à des projets d’infrastructures d’une ampleur colossale, un environnement qu’on aurait pu croire à jamais inhospitalier va être apprivoisé. De plus, la Birmanie et les régions environnantes, qui ont longtemps servi de barrière entre deux anciennes civilisations, sont à un grand tournant de leur histoire sur les plans démographique, environnemental et politique. Et tandis que d’anciennes frontières s’ouvrent, la carte de l’Asie se redessine.
Des millénaires durant, l’Inde et la Chine étaient séparées, d’une part, par une jungle quasi impénétrable où sévissaient le très meurtrier paludisme ainsi que des animaux féroces et, d’autre part, par la chaîne de l’Himalaya et la zone désertique du haut plateau tibétain. Les deux pays se sont forgé une identité propre, bien distincte l’une de l’autre, que ce soit du point de vue ethnique, linguistique ou culturel. Pour gagner l’Inde depuis la Chine ou inversement, moines, missionnaires, marchands et diplomates devaient parcourir à dos de chameau ou à cheval des milliers de kilomètres, en traversant les oasis et déserts de l’Asie centrale et de l’Afghanistan. Ils effectuaient parfois la traversée en bateau en passant par le golfe du Bengale, puis par le détroit de Malacca pour atteindre la mer de Chine méridionale.
En même temps que le pouvoir économique se déplace vers l’est, la configuration de l’orient évolue. La dernière grande frontière du continent est en train de s’effacer, de sorte que l’Asie va bientôt former un bloc soudé.
La Birmanie, premier pays concerné
La Birmanie se situe au cœur de ces mutations. Ce n’est pas un petit pays: il équivaut, en surface, à la France et la Grande-Bretagne réunies. Mais sa population (60 millions d’habitants) est relativement faible à côté des 2,5 milliards d’individus que comptent à eux deux ses gigantesques voisins. La Birmanie constitue, de fait, le chaînon manquant entre la Chine et l’Inde.
C’est un improbable pôle du XXIe siècle. L’un des plus pauvres du monde, déchiré par une série de conflits armés qui semblent éternels. Depuis près de 50 ans, des régimes militaires –ou à dominante militaire– se succèdent au pouvoir. En 1988, à la suite de la répression sanglante d’une manifestation en faveur de la démocratie, une nouvelle junte s’est emparée du pouvoir. Elle a accepté de cesser les hostilités contre d’anciens insurgés communistes et «ethniques» et a voulu sortir progressivement d’un isolement auto-imposé. Mais face à des politiques répressives, les sanctions occidentales n’ont pas tardé. En outre, la corruption croissante couplée à une mauvaise gouvernance a vite amenuisé tout espoir de progrès, ne serait-ce qu’au niveau économique.
Si bien qu’au milieu des années 1990, le point de vue des pays occidentaux sur la Birmanie s’était pour ainsi dire figé: ils voyaient un pays perdu, hors du temps, en faillite, le royaume brutal des juntes et des barons de la drogue. Mais il abritait aussi de courageux militants pro-démocratie, au premier rang desquels une femme: Aung San Suu Kyi. C’était un pays qui avait besoin d’aide humanitaire et restait en dehors de l’émergence économique de l’Asie au niveau mondial.
La Chine adopte un autre point de vue
La Chine, cependant, portait un regard différent sur la Birmanie. Tandis que l’occident ne voyait que des problèmes et se contentait de ressasser des platitudes et d’expédier un peu d’aide, Pékin y a vu une opportunité et a décidé d’engager des changements sur le terrain.
A partir de la deuxième moitié des années 1990, l’Empire du Milieu a commencé à dévoiler ses projets visant à relier l’intérieur de ses terres aux côtes de l’océan Indien. Au milieu des années 2000, la Chine était en train de concrétiser ces plans. De nouvelles routes commencent à sillonner les régions montagneuses de Birmanie, raccordant directement le fin fond du continent chinois à l’Inde et aux eaux tièdes du golfe du Bengale.
L’un de ces grands axes routiers mènera à un port flambant neuf dont la construction coûtera plusieurs milliards de dollars; il facilitera l’exportation de produits manufacturés depuis les régions orientales de la Chine et l’importation de pétrole en provenance du Golfe persique et de l’Afrique. Ce pétrole sera acheminé par un nouveau pipeline de 1.600 kilomètres de long vers des raffineries chinoises situées jusqu’ici dans la province enclavée du Yunnan. Installé en parallèle, un gazoduc permettra de transporter le gaz naturel offshore birman découvert récemment et qui servira à alimenter en électricité les villes-champignons de Kunming et Chongqing (Chine). En outre, plus de 20 milliards de dollars seront injectés dans une ligne de chemin de fer à grande vitesse. Bientôt, des trajets qui prenaient autrefois plusieurs mois pourront être effectués en moins d’une journée. Les responsables de ces travaux estiment que d’ici 2016, il sera possible d’aller en train de la capitale birmane, Rangoun, à Pékin. Et qu’un jour, cette immense ligne se prolongera jusqu’à New Delhi et atteindra même l’Europe!
La Californie chinoise
Et si la Birmanie devenait la Californie chinoise? Il y a longtemps que Pékin voit d’un mauvais œil le fossé qui se creuse gravement entre les revenus des villes et provinces prospères de l’est et les nombreuses régions reculées et pauvres de l’ouest. Ce qui fait défaut à la Chine, c’est une autre côte pour que l’intérieur du pays puisse disposer d’un accès à la mer et à ses marchés internationaux en expansion. Les intellectuels chinois parlent de politique des «deux océans», le premier étant le Pacifique, le second, l’océan Indien. Dans cette logique, la Birmanie sert de pont jusqu’au golfe du Bengale et les mers sur lesquelles il donne.
Les dirigeants chinois se sont également penchés sur le «dilemme de Malacca». L’économie chinoise repose très largement sur le pétrole, et environ 80% des importations pétrolières de la Chine transitent actuellement par le détroit de Malacca. Situé près de Singapour, c’est l’une des voies maritimes les plus fréquentées du monde et sa partie la plus étroite ne mesure que 2,7 kilomètres de large. Pour les stratèges chinois, ce détroit est un goulet d’étranglement naturel où des futurs ennemis de la Chine pourraient bloquer ses importations énergétiques. D’où la nécessité de trouver un itinéraire de substitution.
Encore une fois, l’accès par la Birmanie présenterait des avantages: la Chine serait notamment moins dépendante du détroit de Malacca et ce serait un moyen de réduire considérablement la distance entre les usines chinoises, leurs marchés d’Europe et le pourtour de l’océan Indien. Avec, en prime, la richesse de la Birmanie en matières premières, en particulier celles qui nourrissent le développement industriel du Sud-Ouest de la Chine.
La position de l’Inde
De son côté, l’Inde n’est pas sans ambitions. Dans le cadre de sa politique d’«ouverture à l’est», depuis les années 1990, les gouvernements indiens successifs cherchent à renouer et renforcer avec l’extrême-orient des liens ancestraux maritimes et terrestres qui passent par la Birmanie. L’Inde a percé des barrières géologiques et végétales autrefois hermétiques. Au nord de la zone où la Chine construit un oléoduc, le long de la côte birmane, l’Inde a engagé des travaux pour faire revivre un autre port équipé d’une route spéciale et d’une voie navigable menant vers l’Assam ainsi que d’autres Etats isolés et en proie à des conflits du nord-est de l’Inde. On parle même de rouvrir la route Stillwell, qui avait été construite par les Alliés à un coût faramineux durant la Seconde Guerre mondiale, mais est aujourd’hui abandonnée. Cette route partirait de l’extrême est de l’Inde pour rejoindre la province chinoise du Yunnan. Les responsables politiques indiens ne manquent pas de souligner l’importance de la Birmanie pour la sécurité et le développement du nord-est de leur pays et surveillent de près les menées chinoises en ce qui concerne la Birmanie.
Certains observateurs ont mis en garde contre un nouveau «Grand jeu», qui risque d’aboutir à un conflit entre les deux principales puissances émergentes de la planète. D’autres prédisent plutôt la création d’une nouvelle Route de la soie, comme celle du Moyen-Âge, qui reliait la Chine à l’Europe en passant par l’Asie centrale. Il est important de se rappeler que cette transformation géographique survient à un moment crucial de l’histoire de l’Asie: une période de paix et de prospérité croissantes, après un siècle de violences et de conflits inouïs, et plusieurs siècles de domination coloniale occidentale. Un scénario positif est tout à fait imaginable.
Une nouvelle génération d’optimistes
Les jeunes Asiatiques d’aujourd’hui arrivent à l’âge adulte dans un continent à la fois postcolonial et (à quelques exceptions près) d’après-guerre. Certes, il se peut que de nouvelles rivalités alimentent des nationalismes propres au XXIe siècle et engendrent un nouveau «Grand jeu». Mais l’Asie respire l’optimisme presque partout, en tout cas au sein des classes moyennes et des élites dont sont issus les décideurs: elles ont le sentiment que l’histoire est de leur côté et désirent regarder vers l’avenir et la prospérité, au lieu de ressasser les périodes sombres, aussi récentes soient-elles.
La construction d’un carrefour en Birmanie ne se limiterait pas à relier des pays. Les deux régions de Chine et d’Inde qu’il est question de rapprocher via la Birmanie figurent parmi les plus retirées des deux Etats géants. Ce sont des territoires d’une diversité ethnique et linguistique sans égale (leurs populations parlent, sans exagération, des centaines de langues, très différentes les unes des autres) ou des royaumes oubliés, tels que celui de Manipur ou de Dali. Il s’agit de peuples des hautes terres qui, jusqu’à récemment, échappaient au contrôle de New Dehli ou de Pékin.
Ce sont aussi des régions qui étaient auparavant très peu peuplées, notamment parce qu’elles étaient couvertes de forêts, et qui ont connu récemment un boom démographique. Ces nouveaux territoires créent de nouveaux voisins. Contrairement à la chute du mur de Berlin, qui n’avait fait que rétablir des contacts interrompus pendant un temps, les transformations qui s’opèrent en Asie ouvrent la possibilité de rencontres humaines nouvelles. Un noyau cosmopolite au cœur de l’Asie…
Une Route de la soie moderne est-elle en train de voir le jour? Jusqu’en début d’année, il était encore difficile de rester optimiste, car les nouvelles en provenance de Birmanie –le premier pays concerné ici– étaient tout simplement désastreuses. La majorité des Birmans vivaient dans une misère noire, la répression politique étant plus que jamais de rigueur. Quant aux projets chinois en cours, ils semblaient davantage alimenter la corruption et dégrader l’environnement qu’autre chose. L’année dernière, de nouvelles élections ont eu lieu, mais on a largement dénoncé leur caractère frauduleux.
Le nouveau visage de la Birmanie
Ces derniers mois, pourtant, on voit de plus en plus de signes annonciateurs de jours relativement meilleurs.
En mars, la junte birmane a été formellement dissoute et le pouvoir est revenu à un gouvernement quasi civil, présidé par un général à la retraite, Thein Sein. Assez vite, le président Thein Sein a agréablement surpris ceux qui ne s’attendaient pas à grand-chose; il a pris fermement position contre la corruption, a insisté sur l’urgence d’une réconciliation politique en nommant des technocrates et des hommes d’affaires à des postes stratégiques et en invitant les exilés à rentrer au bercail. Il a en outre annoncé la tenue de pourparlers de paix avec les groupes rebelles en tendant même la main à Aung San Suu Kyi, peu avant la levée de son assignation à résidence. Le général Thein Sein a mis en place des politiques de lutte contre la pauvreté, de baisse des impôts, de libéralisation des échanges commerciaux et prévu une longue série de nouvelles lois sur un éventail de sujets, dont une réforme bancaire et une réglementation protégeant l’environnement, qui doit être entérinée par le Parlement. Un Parlement qui, après des débuts difficiles, s’est enfin mis à fonctionner. La censure des médias s’est considérablement assouplie. Les partis d’opposition ainsi que les ONG birmanes en plein essor bénéficient désormais d’un degré de liberté sans précédent depuis un demi-siècle.
Quoiqu’encore précaire, il s’agit là d’une véritable ouverture. Le président birman semble résolu à œuvrer dans ce sens. Le problème, c’est qu’il n’est pas le seul acteur politique du pays. Le Parlement et le conseil des ministres comptent d’autres anciens généraux puissants. Et les structures répressives demeurent intactes. C’est un moment décisif pour ce pays.
Pour la première fois de son histoire, la Birmanie et sa politique intérieure revêtent une certaine importance au-delà de ses frontières immédiates. Si on laisse passer cette chance de changement positif, cette nation risque de continuer à subir une gouvernance pernicieuse. Une chose est sûre, ce ne sera plus le pays isolé que l’on connaissait, puisque les grands projets d’infrastructures entrepris par la Chine se poursuivront, de même que le processus de changement à très long terme. La frontière asiatique se refermera et il existera alors un nouveau mais dangereux carrefour.
Mais si la Birmanie s’engage sur la voie du progrès et à quelques conditions essentielles – la fin des conflits armés qui durent depuis des décennies, la fin des sanctions occidentales, l’avènement d’un gouvernement birman démocratique et une certaine croissance économique – les conséquences pourraient en être spectaculaires: l’intérieur de la Chine cohabitera soudain avec une jeune démocratie pleine d’ambitions, et le nord-est de l’Inde, aujourd’hui considéré comme un cul-de-sac, deviendra un pont qui mène à l’extrême-orient. La suite des événements en Birmanie pourrait bien changer le cours du jeu stratégique de l’Asie.
Thant Myint-U
Ancien chercheur associé de l’Université de Cambridge, où il enseignait l’histoire. Il est l’auteur de Where China Meets India: Burma and the New Crossroads of Asia. Cet article en est une adaptation.
Traduit par Micha Cziffra
source http://www.slate.fr/story/44027/chine-inde-birmanie-asie
Frontière entre la Chine et l'Inde, à Bumla, dans l'Etat de l'Arunachal Pradesh, le 11 novembre 2009. REUTERS/Adnan Abid
Quand la géographie change, les anciennes relations entre pays laissent la place à des liens nouveaux, les étrangers deviennent des voisins et des régions isolées se transforment en zones hautement stratégiques. C’est ce qui s’est produit lorsque le Canal de Suez est venu relier l’Europe à l’océan Indien ou quand les réseaux ferroviaires ont métamorphosé l’ouest américain et l’est de la Russie… A ce moment, des groupes entiers sont entrés en déclin pendant que d’autres prenaient de l’essor.
La géographie asiatique revue et corrigée
Ces prochaines années, la géographie asiatique subira des mutations fondamentales, reliant pour la première fois la Chine et l’Inde par ce qui était autrefois une frontière négligée de plus de 1.500 kilomètres, s’étendant de Calcutta au bassin du Yangtsé. Quant à la Birmanie, depuis longtemps considérée par les Occidentaux comme un régime insaisissable qui fait partie des plus sauvages s’agissant de la violation des droits humains, elle pourrait bientôt se situer à un nouveau carrefour mondial, hautement stratégique. Grâce à des projets d’infrastructures d’une ampleur colossale, un environnement qu’on aurait pu croire à jamais inhospitalier va être apprivoisé. De plus, la Birmanie et les régions environnantes, qui ont longtemps servi de barrière entre deux anciennes civilisations, sont à un grand tournant de leur histoire sur les plans démographique, environnemental et politique. Et tandis que d’anciennes frontières s’ouvrent, la carte de l’Asie se redessine.
Des millénaires durant, l’Inde et la Chine étaient séparées, d’une part, par une jungle quasi impénétrable où sévissaient le très meurtrier paludisme ainsi que des animaux féroces et, d’autre part, par la chaîne de l’Himalaya et la zone désertique du haut plateau tibétain. Les deux pays se sont forgé une identité propre, bien distincte l’une de l’autre, que ce soit du point de vue ethnique, linguistique ou culturel. Pour gagner l’Inde depuis la Chine ou inversement, moines, missionnaires, marchands et diplomates devaient parcourir à dos de chameau ou à cheval des milliers de kilomètres, en traversant les oasis et déserts de l’Asie centrale et de l’Afghanistan. Ils effectuaient parfois la traversée en bateau en passant par le golfe du Bengale, puis par le détroit de Malacca pour atteindre la mer de Chine méridionale.
En même temps que le pouvoir économique se déplace vers l’est, la configuration de l’orient évolue. La dernière grande frontière du continent est en train de s’effacer, de sorte que l’Asie va bientôt former un bloc soudé.
La Birmanie, premier pays concerné
La Birmanie se situe au cœur de ces mutations. Ce n’est pas un petit pays: il équivaut, en surface, à la France et la Grande-Bretagne réunies. Mais sa population (60 millions d’habitants) est relativement faible à côté des 2,5 milliards d’individus que comptent à eux deux ses gigantesques voisins. La Birmanie constitue, de fait, le chaînon manquant entre la Chine et l’Inde.
C’est un improbable pôle du XXIe siècle. L’un des plus pauvres du monde, déchiré par une série de conflits armés qui semblent éternels. Depuis près de 50 ans, des régimes militaires –ou à dominante militaire– se succèdent au pouvoir. En 1988, à la suite de la répression sanglante d’une manifestation en faveur de la démocratie, une nouvelle junte s’est emparée du pouvoir. Elle a accepté de cesser les hostilités contre d’anciens insurgés communistes et «ethniques» et a voulu sortir progressivement d’un isolement auto-imposé. Mais face à des politiques répressives, les sanctions occidentales n’ont pas tardé. En outre, la corruption croissante couplée à une mauvaise gouvernance a vite amenuisé tout espoir de progrès, ne serait-ce qu’au niveau économique.
Si bien qu’au milieu des années 1990, le point de vue des pays occidentaux sur la Birmanie s’était pour ainsi dire figé: ils voyaient un pays perdu, hors du temps, en faillite, le royaume brutal des juntes et des barons de la drogue. Mais il abritait aussi de courageux militants pro-démocratie, au premier rang desquels une femme: Aung San Suu Kyi. C’était un pays qui avait besoin d’aide humanitaire et restait en dehors de l’émergence économique de l’Asie au niveau mondial.
La Chine adopte un autre point de vue
La Chine, cependant, portait un regard différent sur la Birmanie. Tandis que l’occident ne voyait que des problèmes et se contentait de ressasser des platitudes et d’expédier un peu d’aide, Pékin y a vu une opportunité et a décidé d’engager des changements sur le terrain.
A partir de la deuxième moitié des années 1990, l’Empire du Milieu a commencé à dévoiler ses projets visant à relier l’intérieur de ses terres aux côtes de l’océan Indien. Au milieu des années 2000, la Chine était en train de concrétiser ces plans. De nouvelles routes commencent à sillonner les régions montagneuses de Birmanie, raccordant directement le fin fond du continent chinois à l’Inde et aux eaux tièdes du golfe du Bengale.
L’un de ces grands axes routiers mènera à un port flambant neuf dont la construction coûtera plusieurs milliards de dollars; il facilitera l’exportation de produits manufacturés depuis les régions orientales de la Chine et l’importation de pétrole en provenance du Golfe persique et de l’Afrique. Ce pétrole sera acheminé par un nouveau pipeline de 1.600 kilomètres de long vers des raffineries chinoises situées jusqu’ici dans la province enclavée du Yunnan. Installé en parallèle, un gazoduc permettra de transporter le gaz naturel offshore birman découvert récemment et qui servira à alimenter en électricité les villes-champignons de Kunming et Chongqing (Chine). En outre, plus de 20 milliards de dollars seront injectés dans une ligne de chemin de fer à grande vitesse. Bientôt, des trajets qui prenaient autrefois plusieurs mois pourront être effectués en moins d’une journée. Les responsables de ces travaux estiment que d’ici 2016, il sera possible d’aller en train de la capitale birmane, Rangoun, à Pékin. Et qu’un jour, cette immense ligne se prolongera jusqu’à New Delhi et atteindra même l’Europe!
La Californie chinoise
Et si la Birmanie devenait la Californie chinoise? Il y a longtemps que Pékin voit d’un mauvais œil le fossé qui se creuse gravement entre les revenus des villes et provinces prospères de l’est et les nombreuses régions reculées et pauvres de l’ouest. Ce qui fait défaut à la Chine, c’est une autre côte pour que l’intérieur du pays puisse disposer d’un accès à la mer et à ses marchés internationaux en expansion. Les intellectuels chinois parlent de politique des «deux océans», le premier étant le Pacifique, le second, l’océan Indien. Dans cette logique, la Birmanie sert de pont jusqu’au golfe du Bengale et les mers sur lesquelles il donne.
Les dirigeants chinois se sont également penchés sur le «dilemme de Malacca». L’économie chinoise repose très largement sur le pétrole, et environ 80% des importations pétrolières de la Chine transitent actuellement par le détroit de Malacca. Situé près de Singapour, c’est l’une des voies maritimes les plus fréquentées du monde et sa partie la plus étroite ne mesure que 2,7 kilomètres de large. Pour les stratèges chinois, ce détroit est un goulet d’étranglement naturel où des futurs ennemis de la Chine pourraient bloquer ses importations énergétiques. D’où la nécessité de trouver un itinéraire de substitution.
Encore une fois, l’accès par la Birmanie présenterait des avantages: la Chine serait notamment moins dépendante du détroit de Malacca et ce serait un moyen de réduire considérablement la distance entre les usines chinoises, leurs marchés d’Europe et le pourtour de l’océan Indien. Avec, en prime, la richesse de la Birmanie en matières premières, en particulier celles qui nourrissent le développement industriel du Sud-Ouest de la Chine.
La position de l’Inde
De son côté, l’Inde n’est pas sans ambitions. Dans le cadre de sa politique d’«ouverture à l’est», depuis les années 1990, les gouvernements indiens successifs cherchent à renouer et renforcer avec l’extrême-orient des liens ancestraux maritimes et terrestres qui passent par la Birmanie. L’Inde a percé des barrières géologiques et végétales autrefois hermétiques. Au nord de la zone où la Chine construit un oléoduc, le long de la côte birmane, l’Inde a engagé des travaux pour faire revivre un autre port équipé d’une route spéciale et d’une voie navigable menant vers l’Assam ainsi que d’autres Etats isolés et en proie à des conflits du nord-est de l’Inde. On parle même de rouvrir la route Stillwell, qui avait été construite par les Alliés à un coût faramineux durant la Seconde Guerre mondiale, mais est aujourd’hui abandonnée. Cette route partirait de l’extrême est de l’Inde pour rejoindre la province chinoise du Yunnan. Les responsables politiques indiens ne manquent pas de souligner l’importance de la Birmanie pour la sécurité et le développement du nord-est de leur pays et surveillent de près les menées chinoises en ce qui concerne la Birmanie.
Certains observateurs ont mis en garde contre un nouveau «Grand jeu», qui risque d’aboutir à un conflit entre les deux principales puissances émergentes de la planète. D’autres prédisent plutôt la création d’une nouvelle Route de la soie, comme celle du Moyen-Âge, qui reliait la Chine à l’Europe en passant par l’Asie centrale. Il est important de se rappeler que cette transformation géographique survient à un moment crucial de l’histoire de l’Asie: une période de paix et de prospérité croissantes, après un siècle de violences et de conflits inouïs, et plusieurs siècles de domination coloniale occidentale. Un scénario positif est tout à fait imaginable.
Une nouvelle génération d’optimistes
Les jeunes Asiatiques d’aujourd’hui arrivent à l’âge adulte dans un continent à la fois postcolonial et (à quelques exceptions près) d’après-guerre. Certes, il se peut que de nouvelles rivalités alimentent des nationalismes propres au XXIe siècle et engendrent un nouveau «Grand jeu». Mais l’Asie respire l’optimisme presque partout, en tout cas au sein des classes moyennes et des élites dont sont issus les décideurs: elles ont le sentiment que l’histoire est de leur côté et désirent regarder vers l’avenir et la prospérité, au lieu de ressasser les périodes sombres, aussi récentes soient-elles.
La construction d’un carrefour en Birmanie ne se limiterait pas à relier des pays. Les deux régions de Chine et d’Inde qu’il est question de rapprocher via la Birmanie figurent parmi les plus retirées des deux Etats géants. Ce sont des territoires d’une diversité ethnique et linguistique sans égale (leurs populations parlent, sans exagération, des centaines de langues, très différentes les unes des autres) ou des royaumes oubliés, tels que celui de Manipur ou de Dali. Il s’agit de peuples des hautes terres qui, jusqu’à récemment, échappaient au contrôle de New Dehli ou de Pékin.
Ce sont aussi des régions qui étaient auparavant très peu peuplées, notamment parce qu’elles étaient couvertes de forêts, et qui ont connu récemment un boom démographique. Ces nouveaux territoires créent de nouveaux voisins. Contrairement à la chute du mur de Berlin, qui n’avait fait que rétablir des contacts interrompus pendant un temps, les transformations qui s’opèrent en Asie ouvrent la possibilité de rencontres humaines nouvelles. Un noyau cosmopolite au cœur de l’Asie…
Une Route de la soie moderne est-elle en train de voir le jour? Jusqu’en début d’année, il était encore difficile de rester optimiste, car les nouvelles en provenance de Birmanie –le premier pays concerné ici– étaient tout simplement désastreuses. La majorité des Birmans vivaient dans une misère noire, la répression politique étant plus que jamais de rigueur. Quant aux projets chinois en cours, ils semblaient davantage alimenter la corruption et dégrader l’environnement qu’autre chose. L’année dernière, de nouvelles élections ont eu lieu, mais on a largement dénoncé leur caractère frauduleux.
Le nouveau visage de la Birmanie
Ces derniers mois, pourtant, on voit de plus en plus de signes annonciateurs de jours relativement meilleurs.
En mars, la junte birmane a été formellement dissoute et le pouvoir est revenu à un gouvernement quasi civil, présidé par un général à la retraite, Thein Sein. Assez vite, le président Thein Sein a agréablement surpris ceux qui ne s’attendaient pas à grand-chose; il a pris fermement position contre la corruption, a insisté sur l’urgence d’une réconciliation politique en nommant des technocrates et des hommes d’affaires à des postes stratégiques et en invitant les exilés à rentrer au bercail. Il a en outre annoncé la tenue de pourparlers de paix avec les groupes rebelles en tendant même la main à Aung San Suu Kyi, peu avant la levée de son assignation à résidence. Le général Thein Sein a mis en place des politiques de lutte contre la pauvreté, de baisse des impôts, de libéralisation des échanges commerciaux et prévu une longue série de nouvelles lois sur un éventail de sujets, dont une réforme bancaire et une réglementation protégeant l’environnement, qui doit être entérinée par le Parlement. Un Parlement qui, après des débuts difficiles, s’est enfin mis à fonctionner. La censure des médias s’est considérablement assouplie. Les partis d’opposition ainsi que les ONG birmanes en plein essor bénéficient désormais d’un degré de liberté sans précédent depuis un demi-siècle.
Quoiqu’encore précaire, il s’agit là d’une véritable ouverture. Le président birman semble résolu à œuvrer dans ce sens. Le problème, c’est qu’il n’est pas le seul acteur politique du pays. Le Parlement et le conseil des ministres comptent d’autres anciens généraux puissants. Et les structures répressives demeurent intactes. C’est un moment décisif pour ce pays.
Pour la première fois de son histoire, la Birmanie et sa politique intérieure revêtent une certaine importance au-delà de ses frontières immédiates. Si on laisse passer cette chance de changement positif, cette nation risque de continuer à subir une gouvernance pernicieuse. Une chose est sûre, ce ne sera plus le pays isolé que l’on connaissait, puisque les grands projets d’infrastructures entrepris par la Chine se poursuivront, de même que le processus de changement à très long terme. La frontière asiatique se refermera et il existera alors un nouveau mais dangereux carrefour.
Mais si la Birmanie s’engage sur la voie du progrès et à quelques conditions essentielles – la fin des conflits armés qui durent depuis des décennies, la fin des sanctions occidentales, l’avènement d’un gouvernement birman démocratique et une certaine croissance économique – les conséquences pourraient en être spectaculaires: l’intérieur de la Chine cohabitera soudain avec une jeune démocratie pleine d’ambitions, et le nord-est de l’Inde, aujourd’hui considéré comme un cul-de-sac, deviendra un pont qui mène à l’extrême-orient. La suite des événements en Birmanie pourrait bien changer le cours du jeu stratégique de l’Asie.
Thant Myint-U
Ancien chercheur associé de l’Université de Cambridge, où il enseignait l’histoire. Il est l’auteur de Where China Meets India: Burma and the New Crossroads of Asia. Cet article en est une adaptation.
Traduit par Micha Cziffra
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